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Le dernier rapport de la CNUCED pointe les désillusions du libre-échange

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La CNUCED, l’organisation de l’ONU dédiée aux questions de commerce et de développement, propose dans son dernier rapport1 annuel,  un tableau assez cru des véritables enjeux auxquels est confronté l’économie mondiale. Bien qu’il ne traite pas directement des enjeux liés à l’agriculture et à l’alimentation, bon nombre des orientations préconisées dans ce rapport peuvent se décliner et utilement alimenter la réflexion sur la réforme des règles du multilatéralisme en matière agricole.

Sans sombrer dans l’alarmisme, l’institution en appelle à repenser en profondeur le multilatéralisme avec comme passage obligé la réhabilitation de l’Etat régulateur. Deux chapitres très complets sur les enjeux démocratiques et économiques de la principale rupture technologique contemporaine, la digitalisation, et le constat du sous-investissement dans les infrastructures illustrent le rôle décisif de l’action publique pour lever des facteurs de blocage au développement.

En premier lieu, la CNUCED prône la mise en place de véritables politiques industrielles dans les pays les moins en pointe dans la digitalisation des activités économiques au nom de la protection des industries naissantes et de la souveraineté numérique. L’Indonésie, les Philippines et le Viêt-Nam sont ainsi mis en avant pour les mesures prises afin de développer les réseaux et les capacités domestiques afin de combler un retard qui pourrait s’avérer synonyme de dépendance économique et de frein au développement.

Réhabiliter le rôle stratégique de l’Etat dans l’investissement dans les infrastructures est également promu par l’organisation genevoise, car une carence dans les infrastructures constitue bien souvent un facteur limitatif au développement. Alors que l’abondance et la libération des flux de capitaux étaient vues comme les leviers les plus propices, un constat s’impose « le tournant néo-libéral des politiques de développement a dilué l’objectif originel de la finance multilatérale de financer les projets d’infrastructures ». Cet état de fait est notamment illustré par l’amélioration de la productivité agricole dès lors que les accès à l’énergie ou à l’irrigation sont facilités.

L’exemple chinois

Au regard du message central du rapport, rien d’étonnant à ce que la Chine revienne à plusieurs reprises. Avec Alibaba, elle n’a rien à envier à Amazon, et les nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative) sont mises en avant pour l’ampleur inédite de ce programme d’investissements (en milliers de milliards de dollars) seul à même de répondre aux objectifs de développement durable (ODD) pour 2030 en matière de développement d’infrastructures.

Basé sur l’exploitation de bases de données entrée-sortie, la CNUCED met également en évidence une caractéristique intéressante de l’économie chinoise : c’est le seul pays où la part de valeur ajoutée créée localement et la part de la valeur ajoutée revenant au travail dans la valeur ajoutée totale ne décroissent pas. L’explication avancée est la suivante : la politique économique chinoise lui permet d’être moins soumise à la logique des chaines de valeur globales où la valeur tend à être aspirée par les pays où sont situées les centres de décision des entreprises multinationales.

Aussi, la CNUCED appelle à relativiser la dynamique des BRICS, car au-delà de la croissance de l’empire du Milieu la vitalité économique des BRIS reste toute relative. C’est en particulier le cas de l’Amérique du sud où le reflux du boom des matières premières laisse apparaitre « une position dans les échanges similaire à celle des années 1990, mettant à jour un rattrapage technologique limité ».

A propos de la Chine toujours, la CNUCED prend clairement parti et appelle à la raison face à des analyses qui tendraient à rendre responsable le pays le plus peuplé des déséquilibres à la base de la guerre commerciale actuelle. Les causes profondes des déséquilibres sont plutôt à chercher du côté de la remise en cause de « l’ordre libéral d’après-guerre » débutée depuis trois décennies avec « la libéralisation des marchés des capitaux, l’abandon des politiques de plein emploi, la pression à la baisse sur la rémunération du travail ou encore la grande proximité entre pouvoirs économique et politique ». Au contraire, la Chine ne fait rien d’autre que de mettre en place les recettes qui ont fait leurs preuves lors des phases initiales de développement des pays de l’OCDE. L’examen de la politique agricole chinoise corroborerait pleinement cette thèse.

Monopoles

Pour la CNUCED, l’état de l’économie mondiale est loin d’être réjouissant et aucune réforme structurelle n’a été entreprise depuis la crise financière et économique de 2008. La dynamique économique repose toujours sur des dettes tant privées que publiques qui atteignent maintenant le niveau record de trois fois le PIB mondial. De plus la correction de survalorisations financières amplifiées par une décennie d’argent bon marché comme les importantes fuites de capitaux depuis certaines économies émergentes laissent craindre de nouvelles crises financières et leur contagion.

L’économie mondiale souffre d’une contraction de la demande causée, entre autres, par la faible rémunération du travail, le creusement des inégalités et les stratégies d’optimisation fiscale. Sur ce dernier point, le rapport indique que « les entreprises américaines génèrent plus de revenu depuis le Luxembourg et les Bermudes que de la Chine et de l’Allemagne ». La concentration des entreprises aurait donc atteint un niveau excessif où la concurrence aurait laissé place à un régime du « gagnant-prend-tout » et à des stratégies de contrôle de rentes préjudiciables à l’économie mondiale et à l’origine du ressentiment croissant vis-à-vis d’une « hyperglobalisation […] gouvernée par de grandes firmes qui ont établi progressivement des positions de marchés dominantes et opèrent sous des accords de ‘libre-échange’ qui ont fait l’objet d’importants lobbyings […]». Le rapport mentionne la chaine alimentaire comme l’un des principaux exemples où la concentration des entreprises est devenue excessive2.

Pour une nouvelle narration

Si l’escalade tarifaire n’est sûrement pas une réponse opportune aux conséquences de l’ « hyperglobalisation », la CNUCED rejette tout autant le discours libre-échangiste en dénonçant le décalage entre la narration d’une prospérité garantie pour tous par le jeu de forces économiques libérées du joug du politique d’une part, et la réalité d’un pouvoir économique hypertrophié de quelques entreprises capables de s’extraire des cadres réglementaires d’autre part.

Pour l’institution, il faut d’urgence développer une nouvelle narration face à un « néo-protectionnisme » qu’il serait « idiot de chercher à congédier […] sur la base de l’ignorance des subtilités de la théorie ricardienne du commerce ou simplement sur le fourvoiement causé par des politiciens populistes ».

Contre le recul de la coopération internationale et le retour du protectionnisme, la CNUCED milite donc pour un Global New Deal qui promouvrait une intégration économique internationale sous des formes plus démocratiques, plus équitables et plus durables. Afin d’engager ce mouvement, l’institution pousse à revisiter l’esprit de la Charte de la Havane de 19483.

Trois idées-forces, directement issues de cette dernière, sont mises en avant :

  • la première est de considérer le développement du commerce international non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen au service d’objectifs supérieurs, dont les ODD;
  • la deuxième est d’intégrer à la gouvernance mondiale des gardes-fous contre « des pratiques commerciales d’entreprises […] défavorable à la concurrence, à l’accès aux marchés ou favorisant un contrôle monopolistique» ;
  • la troisième est de permettre aux pays de disposer de suffisamment de marge de manœuvre pour que l’intégration commerciale ne se fasse pas au dépend de leurs objectifs locaux, en redonnant un « espace politique » face à des accords commerciaux « qui ont, dans les dernières décennies, surtout privilégié les exigences du capital et limité les possibilités de développement conformément aux priorités sociales ».

La CNUCED appelle à aller plus loin et à décliner ces objectifs à la lumière des défis du XXIe siècle. On pense bien évidement à la protection de l’environnement, à la lutte contre le changement climatique ou encore à la sécurité alimentaire qui nécessitent une ambition commune à l’échelle de la planète. Aussi, en conclusion, elle en appelle à retrouver la voie de la coopération pour éviter la « tragédie de notre époque […] où plus de trois décennies à frapper sans relâche le tambour du libre-échange ont noyé l’esprit de confiance, d’équité et de justice sur lequel une telle coopération dépend ». En bref, voici trois ingrédients qui devront être au rendez-vous pour parvenir à renouveler le multilatéralisme en matière agricole et alimentaire.

 

Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies

https://unctad.org/en/PublicationsLibrary/tdr2018_en.pdf

2 Voir page 69 du rapport.

3 Pour une présentation détaillée de la Charte de la Havane cf. François Collart Dutilleul «La Charte de la Havane, Pour une autre mondialisation », aux éditions Dalloz