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Rapport OCDE/FAO sur les perspectives agricoles : surproduction au service du commerce

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Comme chaque année, l’OCDE et la FAO publient au mois de juillet conjointement un rapport visant à estimer la production, la consommation et les prix des principaux produits agricoles sur la prochaine décennie. Basé sur un modèle d’équilibre général (Aglink-Cosimo) ce rapport prouve chaque année son incapacité à jouer son rôle. En effet, ce modèle prédictif ne peut prédire les aléas agro-climatiques, les crises, le comportement des acteurs spéculatifs, qui jouent un rôle prépondérant sur la formation des prix. De ce fait, la réalité de l’adéquation entre offre et consommation n’est pas correctement évaluée et toute analyse découlant de cette base ne peut qu’être erronée, ce qui fragilise les fondements économiques et politiques des discussions dans les instances internationales.


Les prévisions de prix FAO/OCDE ignorent la volatilité et perpétuent une vision linéaire factice …

Le rapport « Perspectives Agricoles de l’OCDE et de la FAO 2019-2028 » prédit des prix stables sur la prochaine décennie, alors que la comparaison entre prédictions et réalité montre ensuite d’importants écarts (voir nos précédentes publications sur le sujet : « Prix agricoles : l’OCDE persiste dans l’erreur » et « Rapport OCDE-FAO sur les perspectives agricoles 2016-2025 : la fin du discours sur « les 9 milliards de bouches à nourrir » ? »).

Figure 1: Comparaison des projections de l’OCDE et de l’évolution réelle des prix du blé (traitement Agriculture Stratégies)

Il est ainsi dans la continuité du précédent, tout en admettant que des perturbations puissent intervenir suite à l’effet de la crise Covid, sans toutefois parvenir à en estimer l’effet. Les experts ne semblent pas savoir à quel saint se vouer : « La pandémie pourrait avoir deux types d’impacts sur la demande de céréales, et chacun d’eux aura des répercussions différentes sur les prix. D’une part, l’actuel ralentissement de la croissance économique pourrait conduire à une baisse supplémentaire de la demande de céréales, ce qui pourrait entraîner une diminution de leurs prix à court terme. D’autre part, dans le contexte des restrictions de déplacement des populations, la consommation hors du domicile risque de diminuer et de causer l’augmentation de la demande d’aliments de base (comme les pâtes et la farine, et pas seulement dans une réaction de panique), donc une hausse potentielle des prix ». Le rapport ayant apparemment opté pour la prudence, il annonce pour la première fois une légère baisse des prix réels en tendance et peut-être par opportunité conjoncturelle dans les suites de la pandémie, sur des prix de marchés déjà bas.

…Mais elles se fondent sur la nécessité d’une augmentation constante de la production facteur de déséquilibres croissants

Le rapport FAO de 2009, L’agriculture mondiale à horizon 2050, tablait sur une augmentation de la population pour atteindre 9 milliards de personnes, générant une hausse de la consommation. Ainsi, la demande de céréales (destinées à la consommation humaine et animale) devait s’accroître de 91% entre 2009 et 2050 pour atteindre 3 milliards de tonnes d’ici à 2050. Pour pouvoir répondre à cet enjeu, il fallait parvenir à une augmentation de 70% de la production. L’enjeu de nourrir le monde est alors devenu primordial pour tous. Et c’était une vision intuitivement acceptable par tous.

Dans la ligne de cette orientation, les politiques agricoles mondiales et commerciales se sont adaptées et ce d’autant plus vite qu’il y a des réserves de rendements et de terres importantes, notamment en Afrique, en Amérique du Sud et dans la zone de la mer Noire.

Ainsi, produire plus pour nourrir plus est plus que jamais un objectif stratégique centré pour les principaux producteurs sur la conquête de marchés à l’exportation. Lors de la présentation du rapport, M. Qu directeur général de l’OCDE, rappelle une nouvelle fois le dogme : « Nous avons besoin de meilleures politiques, de davantage d’innovation, d’investissements accrus et d’une plus grande inclusivité pour construire un secteur agricole et alimentaire dynamique, productif et résilient ».

L’analyse de l’adéquation entre l’offre et la demande que nous avons conduite laisse toutefois dubitatifs sur les conséquences de cette politique.

Elles sont de deux ordres :

d’abord une tendance durable à la surproduction. Le présent rapport de l’OCDE admet ainsi que « ces dix dernières années, la croissance de la production céréalière a surpassé celle de la demande, ce qui a conduit à la constitution de stocks importants et à la diminution des prix ». Sur les 10 dernières années, le ratio production/consommation est en moyenne de 101.6%, et augmente en tendance sur la longue période.

Figure 2 : Comparaison de la production et de la consommation mondiale de céréales (traitement Agriculture Stratégies)

  • Ensuite une importante variabilité du ratio production /consommation, en gris sur le graphique ci-dessus (liée aux paramètres agro-climatiques, accidentels et aux choix politiques en matière d’incitations et de commerce).

Dès lors le modèle de l’OCDE évacue ces deux réalités observées depuis l’an 2000 puisqu’à partir de 2020 les projections affichées se situent à l‘équilibre entre production et consommation, sans aucune variabilité et sans même refléter la tendance réelle de l’augmentation de la surproduction.

De ce fait, les prévisions de prix réalisées sur la base de ce modèle ne peuvent être réalistes, puisqu’elles tiennent compte de ce rapport entre production et consommation. Des prévisions basées sur cet équilibre stable ne peuvent qu’être stables elles aussi…

Autant dire qu’aucune analyse sérieuse ne peut  être tirée du modèle OCDE/FAO et de ce fait aucune négociation internationale ne peut être soutenue sur cette base en matière de politiques agricoles et de relations internationales.

A cela s’ajoute que la réalité échappe encore une fois à ce modèle car les prix agricoles ne sont pas le reflet direct du rapport entre offre et demande. Ainsi, pour un ratio consommation/production comparable, on peut avoir des prix mondiaux radicalement différents. Prenons par exemple le cas du blé, sur la base des chiffres OCDE : en 2012, le ratio est de 103% et le prix de la tonne de blé en dollars 2020 est de 392$, et un an plus tard, le ratio dégringole à 97% tandis que le prix du blé lui reste à 358$/t. Trois ans plus tard, en 2017, le ratio est au même niveau, et c’est le prix du blé s’effondre à 210 $/t.

Figure 3 : Comparaison du prix du blé et du ratio consommation/production (traitement Agriculture Stratégies)

Ainsi, de même qu’il n’est pas possible de parvenir à faire une régression linéaire avec une corrélation satisfaisante entre prix et ratio de consommation/production, il n’est pas possible en agriculture de dire que le prix est déterminé uniquement par la loi de l’offre et de la demande, tout au moins pas au niveau mondial, puisque les acteurs n’ont (entre autres) pas une parfaite connaissance du marché au moment de vendre leur production.

L’Union Européenne s’appuie sur cette approche simplificatrice de l’OCDE pour justifier une croissance continue mais irréelle des revenus des agriculteurs européens

Le rapport OCDE/FAO insiste sur le fait que « Les échanges mondiaux de produits agricoles primaires ….devraient jouer un rôle de plus en plus important dans la sécurité alimentaire des pays manquant de ressources, les importations représentant une grande partie de la totalité des calories et des protéines consommées. Pour les exportateurs, les échanges sont indispensables à la vie économique des zones rurales. Aussi bien pour les consommateurs que pour les producteurs, il est essentiel que le système commercial international soit prévisible et fonctionne bien. ». Le commerce avant tout donc, pour sauver les pays émergents et assurer la sécurité alimentaire, le tout à des prix de dumping.

Et puis le commerce, c’est bon aussi pour les paysans européens. Les politiques agricoles et commerciales européennes sont une réussite, se félicite Tassos Haniotis (Directeur de la Stratégie, simplification et analyse des politiques au sein de la DG Agri) lors d’une émission diffusée sur Arté le 30 aout dernier puisque, le revenu des agriculteurs français a progressé de 10% depuis 2010 et celui des agriculteurs européens de 25%.

En effet, l’indicateur favori des hautes sphères bruxelloises pour évaluer le revenu agricole est le Factor Income ou revenu des facteurs[1], qui correspond à la différence entre, d’une part, la valeur de la production agricole aux prix de base et, d’autre part, la valeur de la consommation intermédiaire, la consommation de capital fixe (amortissement) et les impôts sur la production, à laquelle s’ajoute la valeur des subventions à la production. C’est un indicateur par branche, considérant la production agricole dans son ensemble sur un secteur donné, qui correspond davantage à la valeur ajoutée générée par la branche (subventions incluses) qu’à un réel revenu agricole.

Figure 4 : Evolution du Agricultural Factor Income (chiffres Eurostat, traitement Agriculture Stratégies)

Si cet indicateur augmente bien sur les 10 dernières années, grâce notamment à la croissance des pays de l’Est, l’évolution des chiffres pour l’Europe des 15 étant nettement moins remarquable. Mais comme l’évolution de cet indicateur est estimée à partir des calculs réalisés par l’OCDE et la FAO sur la base du modèle Aglink Cosimo, la valeur ajoutée du secteur à venir est donc elle aussi supposée être quasiment linéaire, ce qui démontre bien que l’accumulation des simplifications finit par aboutir à des affirmations totalement infondées sur le niveau de revenus des agriculteurs européens.

Il vaudrait mieux s’intéresser  au Family Farm Income[2], l’équivalent du résultat courant avant impôt, à partir de données du FADN (Farm Accountancy Data Network), donc issu des comptabilités individuelles. Et là  les résultats sont beaucoup moins probants. Il ne se dégage alors plus de nette tendance à l’augmentation du revenu, et lorsqu’on considère les résultats Français, on voit même apparaître une importante variabilité interannuelle. Qu’à cela ne tienne, puisque pour M. Haniotis, toujours dans l’émission déjà citée d’Arte « l’agriculture n’est pas une profession choisie pour sa rentabilité, c’est un style de vie ».

Figure 5 : Evolution du Family Farm Income / AWU (chiffres FADN , traitement Agriculture Stratégies)

Entre prévisions irréalistes et indicateurs inadaptés, la gouvernance mondiale et européenne peine à anticiper et appréhender les conséquences de l’instabilité structurelle des marchés agricoles. Que ce soit sur la variabilité des prix, leur évolution, les tendances de production et de consommation et finalement les revenus agricoles les prévisions des Institutions internationales sont totalement déconnectées de la réalité à cause de modèles  simplificateurs et insuffisants. Mais, pour autant, nombre de décisions, à commencer par celles préconisées par la Commission européenne pour la PAC s’en inspirent . Comment dans ce contexte mesurer les conséquences de la crise Covid sur les échanges, protéger nos agriculteurs et assurer notre souveraineté alimentaire ?

 

Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies

Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies

Le 18 septembre 2020

 

[1] Le revenu réel des facteurs dans l’agriculture est calculé en déduisant de la valeur de la production agricole au prix de base, la valeur des consommations intermédiaires, de la consommation de capital fixe et des impôts sur la production et en y ajoutant la valeur des subventions sur la production.

[2] Le revenu d’exploitation familial ou revenu d’exploitation net est un indicateur du RICA correspondant au montant disponible pour rémunérer les facteurs de production propres de l’exploitation agricole. Il est calculé en déduisant les salaires, les fermages et les intérêts payés par l’agriculteur de la valeur ajoutée nette d’exploitation

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