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L’accord de libre-échange UE-Chili : pas de clauses miroirs en vue

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L’UE et le Chili ont finalisé les négociations autour de leur nouvel accord de libre-échange le 9 décembre 2022. Celui-ci fait suite à un premier traité qui avait été ratifié en 2003 et couvre les secteurs qui n’avaient pas été intégrés dans le premier accord, comme le lithium, dont le Chili se trouve être le deuxième producteur mondial, ou le cuivre : des matières premières indispensables à la transition vers une économie plus écologique et plus électrifiée.

Si l’Union Européenne se félicite d’un accord sécurisant ses approvisionnements en ressources rares, les organisations agricoles ont tièdement accueilli ce traité qui constitue une nouvelle menace pour la pérennité de notre agriculture, bradée en échange de l’ouverture des marchés des métaux, ouvrant une porte de plus à l’importation de produits agricoles ne respectant pas les normes européennes. En effet, si l’accord UE-Chili est un des premiers à intégrer un chapitre sur les systèmes alimentaires durables, ses détracteurs l’accusent d’un manque d’ambition concernant l’obligation de réciprocité des normes, que ce soit sur les fruits et légumes ou les exigences liées au secteur de la viande. Un discours à contre-courant des ambitions affichées de la France pour les accords commerciaux européens, dans lesquels le Président a affiché sa volonté d’intégrer les contraintes environnementales et sociales européennes.  

Quelles conséquences pour les échanges de produits agricoles ?

Les échanges de biens entre l’UE et le Chili ont augmenté de 163% depuis l’accord de 2002, faisant de l’UE le quatrième partenaire commercial du Chili. Elle représente environ 10% des échanges du pays, derrière la Chine, les Etats-Unis et le Mercosur. Chili et UE ne sont pas des partenaires commerciaux majeurs sur le plan des produits agricoles : le Chili se place respectivement au 30ème et au 21ème rang des exportations et des importations agricoles européennes[1].

Les produits agricoles représentent une part importante du nouvel accord, avec 196 produits supplémentaires qui seront progressivement libéralisés. Pour certains produits qui étaient déjà concernés par l’accord précédent, comme les viandes, les contingents (quotas d’importation sans droits de douane) déjà existants augmentent. Le secteur le plus concerné est celui de la viande de volaille, dont le quota double pour atteindre 38 000 T.

Ces volumes restent cependant peu importants au regard de la consommation européenne et des importations actuelles (tableau 1). S’il y a ainsi peu de risques que les produits agricoles et alimentaires chiliens inondent le marché européen suite à la rénovation de l’accord, c’est la multiplication des agréments bilatéraux signés par l’UE qui est inquiétante. Cumulés, ces accords concernent en effet des volumes qui finissent par être conséquents. Une étude de la Commission parue l’an dernier[2] (dont nous avons par ailleurs discuté la méthodologie) estimait ainsi que les 12 accords de libre-échange les plus récents ou en cours de négociations de l’UE[3] entraineraient d’ici 2030 une augmentation des importations de plus de 150 000 T pour le sucre (principalement en cas de ratification de l’accord avec le Mercosur), de 85 à 100 000 T pour le bœuf ou encore de 220 à 305 000 T pour la volaille. Un signal inquiétant pour des secteurs déjà fragilisés.

Tableau 1 : Etat de la production, des importations, des exportations et de la consommation de l’Union Européenne pour le sucre, la viande de bœuf et la viande de volaille en 2021 et prévisions d’importations européennes en 2030 (source : Commission Européenne, traitement Agriculture Stratégies)[4]*Les fourchettes des prévisions 2030 correspondent aux deux hypothèses de libéralisation des échanges faites dans l’étude, l’une prudente et l’autre plus ambitieuse. L’augmentation des importations en provenance des 12 partenaires retenus dans l’étude se ferait dans certains cas au détriment des autres pays tiers, l’augmentation totale des importations pourrait alors être plus modérée.

Un accord peu contraignant malgré les ambitions affichées de la Commission Européenne

Côté Chili, les produits laitiers et préparations alimentaires européens pourront notamment entrer librement et les indications géographiques européennes ne pourront plus être imitées au Chili. Des avantages insuffisants aux yeux des détracteurs de l’accord, qui estiment trop légères les exigences en termes de normes sanitaires, environnementales et de bien-être animal.

L’accord avec le Chili suit celui passé l’an dernier avec la Nouvelle-Zélande, dont la fin des négociations a été annoncée fin juin 2022 et qui devrait être validé par le Conseil puis au Parlement européen en 2023. L’accord avec la Nouvelle-Zélande a été le premier à intégrer des engagements sur la protection de l’environnement, le droit du travail et la durabilité des systèmes alimentaires[5]. Mais le chapitre sur les systèmes alimentaires durables, qui caractérise ces accords dits de « nouvelle génération », présenté comme une avancée importante par la Commission, n’entraîne en fait aucune exigence supplémentaire sur le contenu de nos importations. Ces chapitres se bornent en fait à rappeler la nécessité de respecter des accords internationaux comme ceux de l’OIT (Organisation internationale du travail) ou les Accords de Paris.

Si l’accord avec la Nouvelle-Zélande prévoit des sanctions commerciales en cas de manquement à ces engagements, ce n’est pas le cas de celui passé avec le Chili. L’accord UE-Chili est axé sur la coopération des deux partenaires pour réduire les impacts environnementaux des systèmes alimentaires et les rendre plus durables ; plutôt flou et peu concret, il porte sur la réduction du gaspillage alimentaire, la détection des fraudes dans la chaîne alimentaire, l’amélioration du bien-être animal, la lutte contre la résistance antimicrobienne et la réduction des intrants (engrais/pesticides)[6]. Mais loin de définir des normes précises, le document renvoie systématiquement à la création de groupes de travail sur ces thématiques ; le texte laisse donc présager d’exigences bien légères et non contraignantes, et ne fait aucune mention des éventuelles sanctions prévues en cas de non-respect[7]. On comprend pourquoi en fin de document, où ce chapitre précise que ces nouvelles dispositions ne doivent en aucun cas conduire une des parties à :

« a) modifier ses exigences en matière d’importation ;
b) s’écarter des procédures nationales de conception et d’adoption des mesures réglementaires ;
c) prendre des mesures qui nuiraient à l’adoption rapide par l’autre partie de mesures règlementaires lui permettant d’atteindre ses objectifs de politique publique ;
d) adopter tout règlement particulier lié à ce chapitre.»

En clair, ce chapitre ne doit pas modifier la législation propre à chaque pays ni entrainer d’exigences supplémentaires sur les importations. Le seul objectif bien défini du chapitre porte sur la suppression progressive des antibiotiques utilisés comme facteurs de croissance… déjà interdits côté UE.

L’accord met à jour certaines obligations liées aux accords SPS (Sanitary and Phytosanitary Agreement) établis dans le cadre de l’OMC… qui doivent donc déjà être respectés par ces partenaires commerciaux, tous deux membres de l’Organisation. Ces accords impliquent que pour être importés en Europe, les produits contenant des pesticides doivent respecter des limites maximales de résidus définies au niveau international, qui peuvent être supérieures aux limites en vigueur dans l’UE.

Nous sommes donc loin d’un accord qui intègre de réelles clauses miroirs, que la Commission ne semble pas avoir les moyens d’imposer, bien qu’elle ait publié en 2022 une étude montrant la possibilité juridique d’instaurer de telles clauses. Si la Commission a amplement communiqué sur le fait qu’il s’agit d’un des premiers accords bilatéraux à inclure des dispositions concernant le développement durable, le respect du droit du travail, ou encore l’égalité des genres, les produits importés du Chili n’ont toujours pas à s’aligner sur la législation qui contraint les produits européens. Comme nous l’avons expliqué dans cet article, l’instauration des mesures miroirs, souvent présentées comme des outils miracles pour protéger les producteurs européens, restera politiquement très difficile à imposer.

Pour éviter un nouveau blocage par un Etat-Membre, la Commission s’approprie la négociation

Pour que l’accord entre en vigueur, il reste plusieurs étapes à franchir : après une phase de toilettage juridique et de traduction dans les langues officielles de l’UE, il doit être validé juridiquement et approuvé par Parlement Européen et le Conseil, ainsi que le Congrès et le Sénat chiliens.

Encadré : le rôle des différentes instances dans les négociations commerciales européennes, d’après le rapport de l’Assemblée nationale du 7 mai 2019[8] :

Comme pour chaque politique européenne, c’est la Commission qui prend l’initiative et propose d’ouvrir les négociations d’un nouvel accord de libre-échange. Le Conseil de l’UE l’y autorise, en s’appuyant sur une étude d’impact préalable et lui fixe des directives de négociation (ou mandat) fixant le cadre et les objectifs à atteindre.

Une fois les négociations ouvertes, celles-ci sont conduites exclusivement par la Commission européenne qui doit, toutefois, en tenir informés le Conseil (via le Comité de politique commerciale) et le Parlement européen (via, généralement, la commission du Commerce international).

À l’issue des négociations, le projet d’accord est transmis au Conseil qui doit autoriser sa signature. Il se prononce en principe à la majorité qualifiée sauf lorsqu’il inclut des dispositions qui ne relèvent pas de la compétence exclusive de l’Union européenne mais de la compétence des États membres. Qualifiés de « mixtes », de tels accords exigent l’unanimité au Conseil, mais également leur ratification par l’ensemble des États‑membres, selon leurs règles constitutionnelles internes.

Le Parlement européen n’a pas d’influence durant les négociations, mais il approuve les accords de libre‑échange, approbation sans laquelle ceux‑ci ne peuvent être valablement conclus par le Conseil.

Pour autant, le Parlement ne se borne pas à être simplement informé et cherche de plus en plus à peser sur les négociations. Désormais, pour toute négociation commerciale à venir, le Parlement européen adopte une résolution qui tient lieu de « lignes directrices bis » à la Commission européenne en lui fixant des objectifs et des lignes rouges. Ces résolutions sont prises très au sérieux par la Commission et le Conseil car le Parlement européen possède « l’arme atomique » qu’est la possibilité de rejeter un accord, signant ainsi son arrêt de mort. Ce pouvoir du Parlement européen de rejeter un accord n’est pas resté lettre morte. Le 4 juillet 2012, il n’a pas hésité à rejeter l’accord commercial anti-contrefaçon (ACTA), entraînant son abandon définitif par l’ensemble des autres États signataires.

La Commission a tiré la leçon de sa tentative d’accord avec le Mercosur : en tant qu’accord mixte, avec des dispositions qui relevaient à la fois de la compétence de l’UE et de la compétence des Etats-Membres, celui-ci devait être à la fois ratifié par le Conseil, le Parlement Européen, et par chaque Etat-Membre. Alors que les négociations se sont achevées en 2019, il n’est toujours pas passé devant le Conseil en raison de l’opposition annoncée de plusieurs Etats-Membres. Parmi eux, la France, qui estime que l’accord n’offrait pas de garanties suffisantes en matière de lutte contre la déforestation notamment, et qu’il ne protège pas suffisamment un secteur fragile comme celui de la viande bovine. Pour éviter de se retrouver de nouveau dans une telle situation, l’accord UE-Chili a été scindé en deux parties[9].

  • L’accord-cadre avancé, qui comprend trois chapitres liés à l’investissement, aux services financiers et aux flux de capitaux, qui représente la partie mixte de l’accord, soumise à validation des Etats-Membres,
  • l’iFTA (interim Free Trade Agreement), un accord intérimaire qui comprend 33 chapitres intégrant les dispositions relevant de la compétence exclusive de l’UE, dont l’ensemble des dispositions commerciales de l’accord. Il doit être validé par le Conseil (à majorité qualifiée) et le Parlement européen.

Cette subtilité est importante, car la décision finale revient donc au Conseil de l’UE et au Parlement européen concernant les dispositions commerciales (donc les modifications de contingents et les dispositions des différents chapitres relatives aux produits phytosanitaires et à une agriculture durable), tandis que seules les dispositions concernant les aspects liés à la finance seront ratifiées au niveau des Etats-Membres.
En outre, les dispositions de l’accord intérimaire pourront être mises en œuvre dès leur validation par le Conseil et le Parlement européen, sans attendre la validation de l’accord cadre avancé, et seront ensuite intégralement intégrées sans modifications dans l’accord cadre final.

Une telle architecture a déjà été adoptée dans d’autres accords, comme celui avec le Vietnam. Cependant, elle a été mal accueillie par certains qui jugent que cela permet à l’UE de court-circuiter les Etats-Membres sur la partie commerciale : même si le Conseil et le Parlement tranchent à la fin, c’est la Commission Européenne qui se charge de l’ensemble des négociations et un Etat-Membre ne peut plus opposer son véto. La Commission, elle, met en avant la simplification des démarches et l’accélération de l’entrée en vigueur du texte. Il s’agit en effet d’une manière d’accélérer la ratification des accords de libre-échange que multiplie l’UE : parmi les plus récents, Singapour (2019), le Japon (2020), le Vietnam (2020), la Nouvelle-Zélande (2022), le Mexique et le Mercosur qui sont en attente de signature, ou encore l’Inde avec qui les négociations se sont ouvertes en juin dernier.

Un tel découpage serait d’ailleurs envisagé pour faciliter la ratification de l’accord avec le Mercosur[10], suscitant de nouvelles craintes des opposants[11]. Dans le cas de l’accord avec la Nouvelle-Zélande, l’accord est uniquement commercial et relèvera intégralement de la compétence de l’UE, et ne passera donc à aucun moment devant les parlements nationaux.

Conclusion

En sécurisant une partie de ses approvisionnements en lithium, l’accord UE-Chili représente un pas en avant pour la transition énergétique de l’UE. Pour la souveraineté alimentaire, c’est plutôt un pas en arrière, même si nous ne sommes pas près de manger exclusivement chilien. Mais l’accord UE-Chili est symptomatique de la politique commerciale internationale de l’UE, avec une multiplication des projets d’accords bilatéraux entraînant une augmentation des volumes pouvant entrer librement (ou presque) dans l’UE. De quoi affecter les producteurs européens, dont les produits sont concurrencés par des importations plus compétitives, mais aussi moins cohérentes avec les demandes des citoyens de l’Union.

Car ce traité met également en avant l’incapacité de la Commission Européenne à imposer ses clauses miroirs, ces instruments permettant d’étendre les normes de production de l’UE aux produits importés. A la différence de l’objectif affiché initialement via les clauses miroirs, ce nouvel accord n’applique pas une réciprocité des normes européennes, mais demande simplement à nos partenaires commerciaux de faire des efforts pour respecter une règlementation internationale déjà en place, moins exigeante que la règlementation en vigueur dans l’UE.

Pas de quoi atteindre l’autonomie stratégique prônée par l’UE dans la révision de sa politique commerciale publiée en 2021, sur laquelle elle a abondamment communiqué et dans laquelle elle annonce ses ambitions environnementales et sa volonté de conditionner les futurs accords commerciaux au respect de l’Accord de Paris. Si ce dernier objectif est atteint dans l’accord UE-Chili, il reste encore beaucoup à faire pour arriver à une politique commerciale qui protège réellement les agriculteurs européens, en imposant des normes réellement contraignantes sur les produits importés.

Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Lore-Elène Jan, consultante d’Agriculture Stratégies

Le 27 janvier 2023

[1] https://agriculture.ec.europa.eu/system/files/2022-04/agrifood-chile_en_0.pdf

[2] Cumulative economic impact of trade agreements on EU agriculture – 2021 update – https://doi.org/10.2760/501873

[3] Le Chili, l’Australie, le Mercosur, la Nouvelle-Zélande, le Canada, le Vietnam, le Mexique, la Thaïlande, les Philippines, le Japon, la Malaisie, l’Indonésie

[5] Cependant, on trouve les premières clauses environnementales et sociales dans l’accord de l’UE avec la Corée (2011).

[6] https://circabc.europa.eu/rest/download/607a3a6b-6675-4348-a343-94dfd4434ca4?

[7] Des sanctions pourront cependant être définies ultérieurement, pour certains cas spécifiques, comme le non-respect de l’accord de Paris ou des règles de l’OIT (organisation internationale du travail).

[8] rapport déposé par la Commission des affaires européennes sur la proposition de résolution européenne relative aux négociations en vue de deux accords de libre-échange entre l’Union européenne et l’Australie, d’une part, et l’Union européenne et la Nouvelle-Zélande, d’autre part (n° 1843), https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/due/l15b1935_rapport-fond#_Toc256000002

[9] https://policy.trade.ec.europa.eu/eu-trade-relationships-country-and-region/countries-and-regions/chile/eu-chile-agreement/text-agreement_en

[10] https://www.agra.fr/agra-europe/ue-mercosur-la-commission-europeenne-tente-daccelerer-le-processus-de-ratification

[11] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-avec-ou-sans-bolsonaro-laccord-ue-mercosur-cest-non-1866941

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