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Affaire des olives de table espagnoles : une remise en cause des aides découplées de la PAC

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Nouvelle étape dans l’affaire du conflit opposant l’UE aux Etats-Unis au sujet des taxes antidumping sur les olives de table espagnoles, qui continue à remettre en question le statut des aides découplées de la PAC. Indifférent aux injonctions de l’OMC et aux récriminations européennes, Washington continue à maintenir ces taxes, 5 ans après leur apparition. Au-delà de la fragilisation du secteur des olives espagnoles, dont les Etats-Unis sont la principale destination à l’export, le comportement des USA montre une fois de plus son mépris des règles internationales et pourrait constituer un dangereux précédent pour les exportations européennes subventionnées par les aides découplées de la PAC, qui se considèrent pourtant comme exemplaires dans le cadre de l’OMC.

Un différend qui tourne en rond

Le découplage des aides de la PAC a été décidé en 2003, en début du cycle de négociations de Doha à l’OMC. Convaincue que les aides couplées étaient dangereuses car favorisant le productivisme et les dérives budgétaires, l’Union Européenne espérait également, par ce geste de bonne volonté, pouvoir avancer dans la libéralisation des échanges agricoles. Le multilatéralisme, en vogue à l’époque, visait à permettre aux pays membres de l’OMC d’échanger entre eux des biens de toute nature, en respectant des règles communes à tous et adaptées pour les pays en développement. En contrepartie de l’inclusion du secteur agricole à ces échanges, une attention très particulière a été réservée à la forme des soutiens publics à l’agriculture, et au stockage public. Ainsi, les stocks et les aides qui constituent des incitations à la production et/ou qui portent sur les prix ont du être réduits. Les paiements de la PAC ont été en grande partie transformés en aides découplées, non ciblées sur des productions spécifiques, d’un montant fixe attribué à la surface, que celle-ci soit cultivée ou en jachère, permettant ainsi, selon la théorie sous-jacente, de ne pas constituer une source de distorsion de concurrence.

La principale raison du découplage des aides PAC, c’est donc une mise en conformité par rapport aux règles de l’OMC, qui est même allée plus loin que les exigences de l’époque, dans l’espoir d’inciter nos partenaires commerciaux à suivre le chemin d’un multilatéralisme plus poussé. Malgré une douche rapide sur ces mêmes espoirs puisque ce cycle de négociation n’a finalement jamais abouti et que la signature d’accords bilatéraux a pris le dessus sur le multilatéralisme, les aides découplées forment depuis 2006 l’essentiel des paiements directs de la PAC. Or, en 2018, les Etats-Unis ont considéré que les aides découplées affectées aux olives de tables espagnoles étaient pourtant source de distorsions de concurrence.

Les Américains ont ainsi considéré que leurs producteurs étaient désavantagés par rapport aux producteurs espagnols qui bénéficiaient d’aides et ont donc instauré des taxes antidumping et des droits compensateurs, visant à rétablir une concurrence qu’ils considéraient comme plus loyale entre olives espagnoles et américaines. Nous avions alors expliqué les menaces que cette mesure faisait porter sur l’ensemble des aides découplées de la PAC. L’UE avait réagi en saisissant l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC pour contester la mise en place de ces mesures, début 2019. Nous avions craint que l’UE perde cette procédure, ouvrant la voie à une taxation de l’ensemble des produits agricoles européens exportés.

Encadré : historique du différend UE-USA sur les droits antidumping et compensateurs visant les olives mûres espagnoles

2018 : les USA mettent en place des droits antidumping et compensateurs sur les olives mûres en provenance d’Espagne
29 janvier 2019 : l’UE demande l’ouverture de consultations auprès de l’ORD
20 décembre 2021 : adoption du rapport de l’ORD, qui demande aux Etats-Unis de se mettre en conformité avec les règles du commerce international
19 janvier 2022 : les Etats-Unis annoncent leur intention de mettre en œuvre les recommandations de l’ORD
juillet 2022 : les Etats-Unis et l’UE se mettent d’accord sur « un délai raisonnable » imparti aux États-Unis pour mettre en œuvre les recommandations et décisions de l’ORD qui expirera le 14 janvier 2023. Le département du commerce américain initie la procédure de mise en œuvre des recommandations de l’ORD
16 janvier 2023 : les USA annoncent s’être mis en conformité avec les recommandations de l’ORD
27 janvier 2023 : l’UE annonce son désaccord lors de la réunion de l’ORD et estime que les États-Unis ne se sont pas pleinement conformés à la décision de celui-ci
2 mai 2023 : l’UE ouvre un recours et formule une demande de consultations à l’ORD

 

L’immunité des aides découplées remise en question

Que s’est-il passé depuis ? L’ORD a rendu son rapport en décembre 2021[1], et, loin des allégations simplistes de la presse qui aurait aimé un vainqueur et un vaincu, ses conclusions sont assez complexes. Il estime que certaines taxes mises en œuvre par les Etats-Unis sont justifiées et d’autres non, et surtout, il rejette la position de l’UE selon laquelle les aides découplées sont inattaquables.

Le groupe donne ainsi raison aux USA sur les taxes antidumping mais pas sur les droits compensateurs. Ces deux types de taxes sont imposées à des produits importés – ici, les olives en provenance d’Espagne-, mais elles ont deux buts distincts :

  • Les taxes antidumping sont appliquées lorsqu’un pays considère qu’un produit est exporté vers son marché à un prix inférieur au prix du pays d’origine du produit, et cause un dommage aux producteurs du pays importateur.
  • Les droits compensateurs, eux, visent à compenser les subventions dont bénéficie un produit importé si ces subventions sont spécifiques, c’est à dire ciblées sur les entreprises productrices du pays d’origine.

L’OMC n’interdit pas le dumping mais permet aux Etats d’instaurer des taxes antidumping s’ils peuvent démontrer que cette pratique cause un dommage aux producteurs nationaux. Dans le cas des olives, l’ORD a considéré que les taxes antidumping étaient bien applicables. Les arguments de l’UE, qui avait notamment accusé les USA de ne pas avoir correctement évalué les volumes et les prix des olives mûres espagnoles utilisés pour démontrer l’existence d’un dumping, n’ont pas été jugés recevables par l’ORD.

En revanche, l’ORD a jugé que les Etats-Unis n’avaient pas à appliquer de droits compensateurs, sauvant ainsi les aides découplées… Pour le moment. Pour pouvoir appliquer ces droits compensateurs, les Etats-Unis devaient parvenir à démontrer que les aides étaient spécifiques à la production et calculer précisément le montant de cette subvention qui constitue un avantage pour les entreprises concernées. L‘ORD a reproché aux Etats-Unis d’avoir utilisé une méthode inadéquate pour le calcul des taux de subvention, et d’avoir mal interprété certains mécanismes de calculs des paiements découplés. Les Etats-Unis ont aussi considéré (sur la base d’une loi commerciale américaine, à savoir l’article 771B de la Loi douanière de 1930) que les bénéfices des aides perçues par les producteurs d’olives sont directement transférés aux transformateurs d’olives (ceux qui exportent les olives vers les Etats-Unis), sans le prouver. C’est en raison de ces erreurs que l’ORD a finalement jugé que les droits compensateurs n’étaient pas justifiés.

Pour autant, les aides découplées pourraient malgré tout faire l’objet de représailles : dans son rapport, l’ORD rejoint les Etats-Unis et estime que les aides découplées perçues par les oléiculteurs espagnols peuvent tout à fait être spécifiques, c’est-à-dire ciblées sur un groupe de producteurs, en limitant expressément aux autres entreprises la possibilité de bénéficier d’un même niveau de subvention. Les USA avaient fondé leur argumentaire sur le fait que les aides découplées perçues par les oléiculteurs dans le cadre de la PAC étaient calculées à partir des niveaux d’anciennes aides couplées, donc spécifiques aux producteurs d’olives (comme toutes les aides découplées, qui ont été basées sur l’historique des primes perçues antérieurement, couplées à la production). Ce calcul aboutit à des niveaux d’aides différenciées liées à la production historique d’olives pendant la période de référence du programme OCM[2], qui correspondent donc bien à des aides spécifiques aux yeux de l’ORD, puisque qu’il faut être producteur historique d’olives pour bénéficier de ce niveau d’aides découplées.

Mais ce qui sauve finalement les aides découplées, c’est que depuis cette application du découplage, de nouveaux producteurs d’olives ont obtenu des aides découplées alors qu’ils n’avaient pas de référence historique, que les producteurs d’olives peuvent toucher des paiements découplés issus de transferts provenant d’exploitations qui ne cultivaient pas d’olives historiquement, et que des producteurs peuvent bénéficier de paiements découplés élevés liés à leur production historique d’olives, tout en ayant cessé d’en produire ensuite.

Cette subtilité propre au régime des paiements découplés pourrait toutefois être questionnée dans le cas des olives. Il s’agit d’une culture pérenne, dont les surfaces évoluent assez peu depuis 2006[3]. Les nouvelles plantations dans des exploitations qui ne cultivaient pas antérieurement d’oliviers et les arrachages sont donc susceptibles d’être peu nombreux, ce qui peut amener à considérer que la majeure partie des subventions restent liés à l’historique. Le mécanisme de convergence, qui amène à lisser le montant des paiements découplés basés sur l’historique vers une moyenne nationale (toutes surfaces confondues) étant peu avancé en Espagne, n’a pas été retenu par l’ORD comme un argument suffisant pour estimer que les paiements aux oléiculteurs ne sont plus spécifiques.

Le mépris des Etats-Unis pour les conclusions de l’ORD

Les conclusions de l’ORD sont majeures. Elles estiment que les paiements découplés peuvent être source de dumping, et aussi que les aides découplées pourraient être considérées comme ciblées sur une production, même si les Etats-Unis ne sont pas parvenus à le prouver.

En théorie, les USA, comme l’UE, avaient la possibilité de faire appel du rapport de l’ORD s’ils étaient en désaccord avec des points de droit. Cependant, l’organe d’appel permanent de l’ORD, en charge des arbitrages en appel, est bloqué depuis 2019 par… les Etats-Unis, qui empêchent le renouvellement des juges de cet organe, qui doit être décidé à l’unanimité par les membres de l’OMC. Un moyen de pression pour les Américains, qui estiment que l’ORD dépasse ses compétences initiales (juger les faits et non seulement le respect du droit) et que l’OMC a besoin d’une réforme d’ensemble.

Mais aucune des parties n’a choisi de faire appel dans le cas des olives espagnoles. En prenant connaissance des déclarations des Etats-Unis suite à la publication du rapport, on peut imaginer que ceux-ci avaient intérêt à voir les aides découplées mises sur la sellette[4]. En contrepartie de ce gain politique, les USA devaient donc se mettre en accord avec la réglementation internationale avant le 14 janvier 2023, le délai ayant été décidé conjointement entre l’UE et les USA.

Mais au lieu de supprimer comme convenu les droits compensateurs, les USA ont retravaillé leur méthode de calcul des taux de subvention en interrogeant les entreprises concernées, et les ont finalement maintenus, même si leur niveau a été abaissé à la suite des nouveaux calculs[5]. Ils estiment dans leurs conclusions finales que la loi commerciale américaine incriminée, pourtant jugée par l’ORD incompatible avec les règles de l’OMC, autorise malgré tout une souplesse administrative suffisante pour surmonter les préoccupations du groupe spécial concernant l’incompatibilité avec les règles de l’OMC.

Retour à la case départ pour l’UE

Alors que les producteurs d’olives américains se sont félicités de la résolution américaine, on peut se demander si les olives grecques ne vont pas prochainement faire l’objet du même traitement compte tenu de la croissance de ces exportations vers les Etats-Unis. Du côté des producteurs espagnols, on fait grise mine : depuis la mise en place des taxes, le volume d’olives de table exporté vers les Etats-Unis diminue chaque année et les producteurs affirment avoir dépensé des millions en frais juridiques. Pour compenser leurs pertes, ils ne pourront compter que sur les outils existants (fonds de développement rural, aides de l’Etat…), a indiqué la Commission Européenne[6], qui veut néanmoins continuer à s’opposer aux droits de douane mis en place par les Etats-Unis. Après avoir exprimé son désaccord auprès l’ORD sur la manière dont les USA se sont « mis en conformité » avec la décision rendue[7] en janvier, elle vient tout récemment de demander l’ouverture de consultations[8].

L’ORD va donc de nouveau intervenir, dans une forme de retour à la case départ, pour réétudier le dossier, auquel se seront ajoutés les arguments supplémentaires des Etats-Unis en faveur du maintien des droits compensatoires. Une étape risquée pour l’UE, qui centre son attaque sur l’incompatibilité entre la loi commerciale propre aux Etats-Unis que ceux-ci mobilisent dans leur argumentaire et les règles de l’OMC, plutôt que sur les paiements compensateurs qui en découlent. Une attaque directe sur ces droits comporterait le risque de voir l’ORD statuer cette fois en faveur des Etats-Unis, avec les conséquences que nous avions déjà décrites lors de l’ouverture de la procédure sur la remise en cause de l’ensemble des aides découplées européennes.

Conclusion

Même si l’ORD a donné tort aux USA au titre des droits compensateurs sur les olives espagnoles, leur maintien est un signal inquiétant pour les autres productions européennes bénéficiant des aides découplées de la PAC. Au-delà des conséquences directes pour les olives espagnoles, cette affaire témoigne du peu de cas dont font preuve les USA envers les règles de l’OMC et l’ORD, dont ils ont ignoré les conclusions, et d’une volonté de remise en cause des paiements découplés, dont les effets en matière de dumping ont été actés par l’OMC et implicitement acceptés par l’UE.

Au-delà de cette conclusion, cette affaire a créé une brèche durable dans les principes sur lesquels sont fondés la PAC en vigueur et prolongée désormais jusqu’en 2027, à savoir le primat des aides découplées qui représentent toujours la majorité des soutiens dispensés par la PAC aux agriculteurs.

Elle vient s’ajouter aux interrogations de plus en plus prégnantes sur l’efficacité de la PAC face aux efforts budgétaires des autres grands pays producteurs et à l’opportunité de se priver d’un outil d’orientation des politiques agricoles à un moment où la sécurité alimentaire et la souveraineté alimentaire redeviennent des objectifs stratégiques dominants.

Aide découplée rime ainsi avec aide désincarnée, ce qui au demeurant aurait du favoriser un jugement plus clément de l’OMC, mais quelles que soient les critiques portées à l‘encontre des Etats Unis, il n’en reste pas moins qu’en plus d’être globalement inefficaces elles peuvent demain être considérées comme des soutiens distorsifs.

En somme à avoir voulu être le bon élève de la classe OMC, mais aussi à avoir mis en œuvre un moyen de réduire progressivement le budget de la PAC, grâce à la déconnexion de des aides avec la réalité économique, l’Europe est en train de perdre sur deux tableaux : l’utilité de la PAC actuelle pour l’avenir de l’agriculture européenne et les atouts concurrentiels dans des rapports de force internationaux.

Il est vraiment temps d’inventer une nouvelle PAC et d’y joindre une politique alimentaire commune. C’est ce à quoi Agriculture Stratégies travaille sur la base de la proposition que nous avons récemment faite (voir https://www.agriculture-strategies.eu/2023/02/future-pac-agriculture-strategies-veut-la-reformer-avant-meme-sa-mise-en-oeuvre/) et qui donne lieu d’ores et déjà à des réflexions tant au plan institutionnel que des instances agricoles.

Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Lore-Elène Jan, consultante Agriculture Stratégies 

Le 10 mai 2023

[1] https://www.wto.org/french/news_f/news21_f/577r_f.htm

[2] Organisation commune des marchés dans le cadre de laquelle les producteurs d’olives étaient spécifiquement soutenus

[3] La superficie récoltée en Espagne a augmenté de 5,6% entre 2006 et 2021 d’après les chiffres FAO

[4] https://uploads.mwp.mprod.getusinfo.com/uploads/sites/25/2021/12/Dec20.DSB_.Stmt_.as_.deliv_.fin_.pdf

[5] https://www.federalregister.gov/documents/2023/01/19/2023-00930/ripe-olives-from-spain-implementation-of-determination-under-section-129-of-the-uruguay-round

[6] https://www.agra.fr/agra-europe/olives-espagnoles-washington-maintient-ses-droits-malgre-le-jugement-de-lomc

[7] https://www.wto.org/french/news_f/news23_f/dsb_27jan23_f.htm

[8] https://docs.wto.org/dol2fe/Pages/SS/directdoc.aspx?filename=r:/WT/DS/577-15.pdf&Open=True

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