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La propriété : dogme ou instrument politique ?

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Alors qu’une nouvelle loi sur le foncier agricole est en préparation, nous reproduisons ci-dessous une sélection d’extraits d’un article remarquable intitulé « La propriété : dogme ou instrument politique, ou comment la doctrine s’interdit de penser le réel » de Jean-Pascal Chazal, avocat, professeur de droit et membre de l’Ecole de droit de Sciences Po.

Mêlant épistémologie, philosophie du droit et approche comparée principalement avec le droit américain, cet article est iconoclaste : il appelle le « modèle doctrinal français » à renouveler son approche du droit de la propriété pour sortir de la fiction du « propriétaire-souverain sur sa chose » bâtie à partir des années 1830, afin de dépasser les contradictions avec un droit positif – la loi et la jurisprudence – où les restrictions au caractère absolu, exclusif et unitaire au droit du propriétaire sont légion.

Pour Jean-Pascal Chazal, il s’agirait de s’inspirer davantage du « réalisme juridique » américain où « le droit de propriété n’est plus cette relation entre une personne et sa chose, mais est devenu un complexe de droits ayant souvent pour objet des choses dématérialisées, de simples prérogatives, reliant de nombreuses personnes dont les intérêts sont enchevêtrés » (p.20). Le concept de « bundle of rights » forgé par John Lewis en 1888 et que l’on traduit généralement par « faisceau de droits » est pour lui central. Il exprime l’idée que, sur un même bien, différents droits co-existent et impliquent différents ayant-droits.

Prenons le cas d’une parcelle de terre agricole pour illustrer ce concept de faisceau de droits. Le propriétaire est soumis à la législation : il ne peut pas y construire un bâtiment sans autorisation ou y entreposer des substances potentiellement polluantes sans dispositif adapté, il doit donc demander les autorisations aux autorités publiques concernées qui, de fait, détiennent des droits sur la parcelle. On trouve d’autres ayant-droits parmi les personnes privées, on pense au droit de passage ou au droit de glanage toujours en vigueur. On peut également citer le droit de chasse et le droit de chasser : le premier est du ressort du propriétaire qu’il peut choisir de louer à un tiers alors que le second revient au fermier qui cultive les terres et se combine donc avec le droit d’exploiter ou de cultiver. Une part importante du droit rural consiste donc à définir les différents droits et à permettre la coexistence pacifiée des différents ayant-droits.  

Aussi pour Jean-Pascal Chazal, « en France, le législateur se charge le plus souvent d’apporter au droit de propriété toutes les limites que lui semble imposer l’intérêt général, dispensant leurs auteurs de travailler à la rénovation de leurs concepts » (p.11). Et on retiendra également sa formule « pour le dire vite, on enseigne que le droit [de propriété] est, en principe, absolu mais un peu relatif et limité tout de même, exclusif mais pas toujours, unitaire mais seulement si on en retient une vision restreinte » (p.9)

Si l’avocat et professeur plaide pour cette rénovation des concepts, c’est qu’il reproche aux juristes une vision purement mécanique du droit alors même que la définition des différents droits est une construction politique à visée économique et sociale. Jean-Pascal Chazal met très bien en évidence que l’évolution du droit américain résulte expressément de la volonté de ne pas freiner le développement économique et le progrès social en permettant aux pouvoirs publics d’assurer le rôle de régulateur que la défense de l’intérêt général commande. On doit donc ce changement conceptuel « à l’évolution intrinsèque du capitalisme, dont les besoins de protection des valeurs et d’exploitation de nouvelles utilités n’ont cessé de croître, provoquant une extension et un morcellement de la propriété. »

Cet article brillant, à portée générale mais recourant à plusieurs exemples relevant du foncier et des politiques agricoles, est d’une lecture indispensable pour resituer les débats en cours sur la politique foncière agricole, dans un contexte français, où la part des terres agricoles en location est majoritaire et le droit de cultiver détenu par le fermier particulièrement bien établi.

Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies


La propriété : Dogme ou instrument politique ? Ou comment la doctrine s’interdit de penser le réel

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La doctrine française s’escrime depuis au moins deux siècles à rechercher la définition de la propriété dans l’attirail technique qu’elle a elle-même construit, sans grand succès (même si l’on peut par exemple préférer la cohérence de la doctrine de Frédéric Zenati aux contradictions de la doctrine dite classique). Deux méthodes sont à l’œuvre, qui peuvent d’ailleurs être combinées1 (mais pas forcément) : l’une consiste à définir le droit de propriété par son contenu, l’autre, à rechercher la ou les caractéristiques essentielles de celui-ci. Suivant la première méthode, définir la propriété revient à déterminer les prérogatives conférées au propriétaire. C’est la manière adoptée par le Code civil qui, dans son article 544, définit la propriété comme le droit d’user et de jouir de sa chose. La propriété serait donc l’addition de ces deux droits ; c’est en ce sens que l’on dit qu’il serait le droit réel le plus complet. Certains parlent même de « faisceaux de droits réels » pour définir le contenu de droit de propriété2. Ici un problème de logique interne se pose lorsque ces droits sont répartis entre plusieurs personnes (usufruit, bail, etc.), car alors on ne sait plus qui est propriétaire ; ou plus exactement on le sait : c’est le nu-propriétaire puisque la loi le dit (voir article 578 C.civ.), mais on ne sait plus l’expliquer, car comment une partie peut être le tout ? Si A=B+C, alors B est nécessairement différent de A (à condition que B et C soient différents de 0). C’est donc la complétude du droit de propriété qui est mise en cause, ce que les auteurs comme Pothier avaient compris lorsqu’ils distinguaient la « propriété parfaite » de la « propriété imparfaite ». Cette, faille logique ne peut être comblée de manière satisfaisante. Les uns se rabattent sur un droit à géométrie variable en considérant qu’il existe un phénomène d’attraction qui fera qu’à terme, tous les droits se trouveront naturellement sur la même tête3, mais l’argument est difficile car il faut alors soutenir que la « propriété incomplète » est tout de même une « propriété entière », ce qui est tout sauf convaincant. Les autres (F. Zenati et T. Revet) renoncent à définir la propriété par son contenu, aux motifs que les prérogatives du propriétaire seraient illimitées, et adoptent une démarche essentialiste en l’identifiant au droit subjectif (autre notion qui n’a jamais reçu de définition satisfaisante).

La seconde méthode consiste à définir la propriété en recherchant ce qui fait son essence.  Suivant les auteurs le nombre des caractéristiques essentielles de la propriété varie, mais on retrouve toujours les mêmes : l’exclusivité, la perpétuité, l’absoluité, l’unicité, le droit de disposer, etc. La difficulté est qu’aucune de ces caractéristiques n’est suffisante à elle seule pour rendre compte de toutes les situations dans lesquelles le juge estime être en présence d’une propriété. La place manque pour le démontrer ici. Il suffit de dire que si une seule exception existe à l’une quelconque de ces caractéristiques, celle-ci ne peut être qualifiée d’essentielle, puisque par définition une caractéristique essentielle est celle qui fait qu’une chose est ce qu’elle est. Or tous les bons manuels relèvent au moins une exception avérée pour chacune de ces caractéristiques prétendument essentielles ; en droit positif, il en existe une profusion montrant qu’il n’est pas conséquent de caractériser le droit de propriété par l’exclusivité, l’absoluité, l’unicité, le droit de disposer ou la perpétuité. Il est intéressant de se demander comment, malgré les divergences sur la nature et la définition du droit de propriété, la plupart des auteurs parviennent à défendre ces caractéristiques prétendument essentielles avec les mêmes méthodes argumentatives. C’est que derrières les désaccords techniques, il existe un consensus dogmatique.

Le consensus dogmatique

Que les auteurs y adhèrent par conviction ou qu’ils l’aient intériorisé dans leur schéma de pensée par assimilation au droit positif, le modèle du propriétaire-souverain joue un rôle structurant et homogénéisateur du discours doctrinal. Il est remarquable que les auteurs qui s’opposent si radicalement sur la nature et la définition de la propriété, se rejoignent généralement pour dire que le droit de propriété est absolu (ce qui signifie à la fois que les pouvoirs conférés sont illimités et que le propriétaire est seul en présence de sa chose), exclusif et unitaire (même si le domaine varie suivant les thèses selon que sont englobés ou non les droits, les créances, etc.). On retrouve par exemple ces trois caractéristiques affirmées dans la théorie dite classique (ex. F. Terré et Ph. Simler), dans la théorie dite moderne ou romaine (F. Zenati et T. Revet) et dans la théorie dite « structurale » (W. Dross). C’est en ce sens que l’on peut dire que ces conceptions se rattachent, malgré leurs divergences, à une seule et même théorie de la propriété, celle qui conçoit le propriétaire comme un souverain sur sa chose4. Elles partagent également les mêmes méthodes pour sauvegarder leur modèle, lequel aurait normalement dû être abandonné de longue date, tant le droit positif lui inflige d’innombrables démentis. Tel n’est pourtant pas le cas. La doctrine préfère en effet soutenir, pour maintenir sa vieille doxa et quelle que soit la conception de la propriété retenue, que les nombreuses limitations imposées par la loi et la jurisprudence aux pouvoirs du propriétaire existent mais n’enlèvent rien au caractère illimité de son droit5, que lorsque le propriétaire est contraint de subir une intrusion sur sa chose, la justification se trouve dans la loi (servitudes ou usufruit légaux, etc.), ou dans sa volonté (louage, prêt à usage, etc.), ou encore dans une anomalie temporaire (indivision), faisant mine de ne pas voir la contradiction de continuer à qualifier de propriétaire une personne qui ne peut en exclure une autre de sa chose, quelle qu’en soit la raison, si effectivement le pouvoir d’exclure participe de son essence6. Pour le dire vite, on enseigne que le droit  est, en principe, absolu mais un peu relatif et limité tout de même, exclusif mais pas toujours, unitaire mais seulement si on en retient une vision restreinte.

Les auteurs tiennent cette position par des subterfuges rhétoriques classiques consistant à découper le réel pour le plier à leurs schémas conceptuels : a) le repli sur le droit privé les dispense de parler de toutes les restrictions provenant du droit public, et notamment du droit administratif (pensons à toutes les contraintes urbanistiques, aux servitudes de droit public, etc.) ; b) la fabrique du droit commun leur permet d’évacuer les droits dits spéciaux (droit rural, droit commercial, droit de l’environnement, droit du travail, etc.) ; c) le jeu des exceptions permet de traiter comme des anomalies les situations ou institutions inexplicables par la théorie professée (indivision, propriété temporaire, fiducie, abus de droit, etc.). Que l’on me comprenne bien, je n’accuse nullement tous les auteurs de machiavélisme. Les juristes français ont choisi de bonne foi, dans leur grande majorité, de replier leur discours sur la technique et construire, avec ce matériau, une dogmatique, c’est-à-dire un assemblage censé produire un système neutre et cohérent de solutions que l’on tient pour vraies7, ce qui porte la marque de  « l’invention du modèle doctrinal français »8. Cette démarche dogmatique ne se prête guère à la remise en cause critique, que ce soit d’un point de vue interne (regardez comme les exceptions invalident nos principes !) ou externe (voyez combien notre dogmatique est loin de la réalité !). Et lorsque l’un d’eux (W. Dross) prend conscience que la propriété est « malade de sa doctrine », qu’elle se perd « entre deux dogmatiques », il n’imagine pas d’autre solution que de proposer … une nouvelle dogmatique ! La technique juridique systématisée et dogmatisée assume, dans la doctrine française, une fonction d’essentialisation des notions et concepts, ce qui en modifie le statut épistémologique : de simple instrument, elle devient la substance du droit. C’est pourquoi la plupart des professeurs pensent que la manipulation des outils juridiques se résume à de la pure mécanique. La machine juridique ne serait pas plus politique qu’un moteur à deux temps, seuls des incidents mécaniques pourraient empêcher qu’elle produise ce que l’on attend d’elle : des solutions certaines. En rédigeant des manuels ou des traités, les auteurs ne sont guère enclins à se poser la question de savoir pourquoi cette machine a été faite, quelles sont les valeurs et les finalités qui ont commandées sa construction, encore moins de s’interroger sur l’opportunité des effets sociaux concrets qu’elle produit. S’ils le faisaient, ils auraient l’impression de ne plus faire du droit, de sortir de leur champ disciplinaire

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La justification de la propriété privée confrontée au mésusage, ou le paradoxe du propriétaire-souverain

Les civilistes du début du XIXe siècle ne se souciaient pas beaucoup de justifier politiquement l’existence de la propriété privée, même s’ils consacraient encore quelques paragraphes ou pages à une histoire mythologique et universaliste de ses origines, en s’inspirant des jusnaturalistes9. Deux raisons à cela : tout d’abord, le consensus politique sur la légitimité de la propriété privée les dispensaient d’une lourde démonstration ; ensuite, les spoliations de la période révolutionnaire et les doutes sur la légitimité de la vente des biens nationaux avaient sérieusement refroidi leur enthousiasme à l’égard du droit naturel et affaiblit les justifications de la propriété que cette doctrine véhiculait (droit du premier occupant, etc.)10. Le Code civil de 1804, quant à lui, a jeté les bases d’une conception individualiste et libérale de la propriété, c’est-à-dire qui incarne le droit de l’individu sur son propre travail et le protège, une fois acquis, contre toute usurpation, qu’elle soit étatique ou individuelle11. Toutefois, les révolutionnaires comme les codificateurs concevaient le propriétaire non pas comme un souverain sur sa chose, mais comme le titulaire d’un droit assujetti aux lois et subordonné au bien commun12. Il s’agissait donc d’un individualisme très modéré, partagé d’ailleurs par les premiers commentateurs du Code13. Ce n’est qu’un peu plus tard que l’on assiste à une exacerbation des pouvoirs du propriétaire et à l’émergence de la figure du propriétaire-souverain, sous l’influence d’Aubry et Rau qui, dès la première édition de leur traduction de Zachariae, écrivent : « la propriété en général est le droit en vertu duquel un objet est soumis, d’une manière absolue, au bon plaisir d’une personne. Le propriétaire est souverain par rapport à l’objet sur lequel porte son droit »14. Par la suite, Marcadé et Demolombe feront de la surenchère rhétorique en qualifiant le propriétaire de « maître et seigneur de la chose », puisque le droit dont il est titulaire « lui donne sur elle une omnipotence absolue, un despotisme entier »15. Ce despote pourrait donc, puisque son droit est absolu, faire ce qu’il veut de sa chose, y compris en mésuser, c’est-à-dire en faire un usage à ce point égoïste qu’il serait manifestement contraire au bien commun ou à l’intérêt général. Difficilement soutenable telle quelle, cette conclusion était minimisée, chez certains, par une confiance naïve en la raison humaine qui invite à voir dans le propriétaire un despote toujours éclairé, dont l’intérêt particulier bien compris convergera toujours vers l’intérêt général16.

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Au pays du pragmatisme, ou les métamorphoses de la propriété

Aux Etats-Unis, il est aujourd’hui commun de s’interroger sur la désintégration, voire la mort de la propriété17. Ce questionnement n’est nullement dû à une victoire des thèses socialistes, mais à l’évolution intrinsèque du capitalisme, dont les besoins de protection des valeurs et d’exploitation de nouvelles utilités n’ont cessé de croître, provoquant une extension et un morcellement de la propriété. Le droit de propriété n’est plus cette relation entre une personne et sa chose, mais est devenu un complexe de droits ayant souvent pour objet des choses dématérialisées, de simples prérogatives, reliant de nombreuses personnes dont les intérêts sont enchevêtrés. La propriété unitaire et verticale a donc été concurrencée par des phénomènes horizontaux de droits exercés en réseau sur des choses émiettées et incorporelles, souvent conçues pour satisfaire les intérêts de l’économie de marché, si bien que les juristes finissent par se demander s’ils savent encore de quoi ils parlent lorsqu’ils parlent de propriété.

Il n’est évidemment pas question de retracer ici cette évolution, qui a commencé dès le début du XIXe siècle18 et qui atteint son apogée avec le moment réaliste dans les années 1930. Je me contenterai d’insister sur les aspects de celle-ci qui ont contraints les juristes à remettre en cause certaines caractéristiques prétendument essentielles du droit de propriété (exclusivité, absoluité, maîtrise, etc.). D’un point de vue pratique, il s’agissait de concevoir des outils techniques permettant de trancher des conflits à propos de nouveaux enjeux engendrés par le développement progressif de l’économie capitaliste et les besoins d’une société en expansion19. D’un point  de vue théorique, de nombreuses conceptions visant à remplacer la notion de la propriété absolue ont été proposées. Gregory Alexander les a regroupées en deux théories : une théorie Hamiltonienne et libérale (exprimée dans le texte The Federalist) qui voit dans les biens échangeables des sources de richesses (self property) ; une théorie Jeffersonienne et républicaine pour qui les choses sont objets de propriété afin de conférer aux individus autonomie et sécurité matérielle dans le but de participer démocratiquement au bien public (civic property)20. Sans jamais véritablement trancher entre ces deux thèses, le droit américain se caractérise par une dialectique entre ces deux théories, au travers de laquelle la propriété s’est constamment métamorphosée, subissant des mutations conceptuelles incessantes et souvent contradictoires, au contact de phénomènes tels que la concurrence (A) et la régulation (B), de la question de la distribution des richesses (C), ou encore de la grande entreprise exploitée au travers des sociétés de capitaux (D).

La propriété privée confrontée à la concurrence

Le premier choc subi par la notion Blackstonienne de la propriété est venu de l’idée, qui s’imposa peu à peu au début du XIXe siècle, suivant laquelle la concurrence était un facteur positif de développement économique et que, dans certains cas, elle entrait en conflit avec le monopole que pouvait conférer le droit de propriété. Ont été notamment visés les privilèges exclusifs octroyés, à la fin du XVIIIe siècle, aux entreprises acceptant d’investir sur le domaine public (routes, fleuves, etc.). A cette époque, la propriété était aussi perçue, en raison des droits exclusifs qu’elle conférait, comme une protection contre la concurrence dommageable d’un nouvel entrant sur le marché ; elle était comparable à un monopole accordé par le souverain à certaines entreprises. Cela finit par poser des problèmes lorsque l’idée s’imposa que la concurrence était un facteur de développement économique qu’il fallait favoriser au détriment des droits exclusifs. Cette problématique fût au cœur des Water cases, dont l’une des questions était celle du droit pour le riverain situé en amont d’un cours d’eau de diminuer ou d’obstruer celui-ci pour exploiter son usine ou son moulin. Dès 1805, fut rejetée l’ancienne solution de common law suivant laquelle un propriétaire terrien pouvait imposer à tout le monde le maintien de la jouissance de son bien (et donc de la rivière qui le traverse ou le borde) selon l’ordre naturel des choses tel qu’il existait au moment où il l’avait acquis (Natural flow doctrine). Cette règle, que l’on peut comprendre dans une société agraire, avait désormais pour inconvénient majeur d’entraver le développement économique. Pire, lorsqu’un riverain avait pu, le premier, installer son usine au bord d’un cours d’eau, son droit de premier occupant lui aurait conféré un monopole empêchant d’autres entreprises de s’installer en amont. Si telle avait été la solution retenue, « le public, dont l’avantage doit toujours être privilégié, aurait été privé du bénéfice qui résulte toujours de la concurrence et de la rivalité (rivalry) », ce qui dès 1805 fût jugé inacceptable21. Accepter que le propriétaire situé en aval d’un cours d’eau subisse quelques inconvénients raisonnables, limitants son droit de propriété et les utilités de son fonds, était donc nécessaire pour permettre le développement économique de l’entreprise du propriétaire situé en amont. Cette décision marque le commencement d’une évolution tendant vers l’acceptation de l’idée que le droit de propriété implique avant tout le droit d’exploiter le bien à des fins économiques22. C’est ainsi qu’en 1844, Chief Justice Shaw écrit que « l’un des usages bénéfiques d’un cours d’eau, et dans ce pays l’un des plus important, est dans sa contribution au fonctionnement des usines et des machines, un usage profitable au propriétaire et bénéfique pour le public »23. La propriété fût donc conçue, pour des raisons économiques et sociales, comme un complexe de droits et de devoirs dont la jouissance devait être réglée par une balance entre les utilités productives de la chose et les nuisances causées24. Cette balance pencha d’ailleurs fortement en faveur des utilités économiques au détriment de l’indemnisation ou de la cessation des nuisances causées aux propriétaires riverains. On retrouve la même idée dans la jurisprudence post guerre de sécession qui s’efforce de minimiser les indemnisations des propriétaires, dont les terres avaient perdu de la valeur et dont la jouissance était troublée en raison des nuisances des chemins de fer et des usines, au motif que ces activités économiques favorisaient le bien commun et que, la balance des intérêts en présence ne devait pas être trop défavorable aux entreprises.

Pour l’historien du droit Morton Horwitz, « il y a une relation claire entre concurrence et développement économique au XIXe siècle en Amérique. (…) Une conception monopolistique et excluante (exclusionary) de la propriété a été remplacée par des règles de droit qui permettaient diverses atteintes non réparables à la propriété. Finalement, de cette redéfinition de grande ampleur de la propriété, la présomption en faveur de la concurrence émergea complètement »25. Le propriétaire, dans certains cas, ne peut plus se contenter de dire « c’est à moi » pour utiliser comme bon lui semble sa chose : il est soumis, dans une certaine mesure, au contrôle du juge quant au caractère raisonnable de cet usage (reasonable use doctrine). C’est également ce que montre la transformation, au cours de la même période, de la « waste doctrine » de common law (interdisant au locataire de modifier la destination de la chose, même pour l’améliorer), qui d’une règle stricte qui conférait à chacun des deux cocontractants un monopole sur leurs prérogatives (bilateral monopoly), est devenue un standard de bonne gestion (« the good husbandry ») destiné à favoriser le développement économique par une meilleure utilisation des terres et une articulation contrôlée des droits et obligations respectifs. Cette évolution a mis en lumière une approche à la fois économique et pluraliste de la propriété26.

A partir du milieu du XIXème siècle pourtant, une tendance lourde de la jurisprudence privilégia une conception absolutiste et individualiste de la propriété. C’est également à cette époque que le droit de propriété privée a servi d’instrument pour empêcher l’instauration d’un impôt sur le revenu progressif et redistributif, idée souvent qualifiée par les juristes, y compris les juges à la Cour Suprême, de vol, d’extorsion, de confiscation27. Parmi de nombreux exemples, il est intéressant de retenir les litiges relatifs à l’utilisation des eaux souterraines, dans lesquels la solution retenue est contraire à celle appliquée aux rivières. Partant du principe que « chacun a la liberté de faire sur son propre sol ce qui lui plait »28, y compris au détriment de ses voisins, dans la mesure où le propriétaire a l’entier domaine (« entire dominion »), les juges ont estimé qu’appliquer la doctrine des droits réciproques aux eaux souterraines reviendrait à une suppression du droit de propriété29. Ce retour à une conception absolutiste de la propriété (« la règle qu’un homme a droit à l’usage libre et absolu de son bien ») était aussi justifiée par des considérations économiques : garantir au propriétaire l’exclusivité et l’inviolabilité de son droit l’incitera à apporter des améliorations à sa chose30. La société américaine allant en se développant et se complexifiant, une théorie individualiste de la propriété ne pouvait cependant pas s’implanter durablement. En outre, les juristes commencèrent a sérieusement douter de l’efficacité et de la pertinence des concepts abstraits, au premier rang desquels se trouvait la propriété.

Le juge Oliver W. Holmes jr, perdant la foi qu’il avait eu, dans la première partie de sa carrière, dans les standards juridiques objectifs et basculant dans une approche résolument anti-formaliste (en gros dans les années 1890, avec notamment The Path of Law, 1897), attaqua le caractère absolu des droits de propriété (property rights) au motif qu’il entrait en contradiction avec les postulats d’une économie concurrentielle de marché31. Le caractère relatif de la propriété a été un puissant argument contre le conceptualisme et l’idée que les solutions se déduisaient logiquement par syllogisme, car il fallait bien faire une balance entre le droit de propriété et les autres prétentions qui lui étaient antagonistes. En 189432, Holmes exprima pour la première fois un sérieux doute sur l’existence d’une méthodologie permettant rationnellement de trouver une conciliation entre la propriété et la concurrence, de tracer une frontière claire et objective entre les droits subjectifs. Ce test de proportionnalité (balancing test) entre propriété et concurrence (qui incluait non seulement la concurrence entre les entreprises, mais également entre le capital et le travail) serait, selon Horwitz, le premier dans l’histoire de la pensée juridique américaine ; il supplantera le traditionnel syllogisme prétendant déduire logiquement les solutions des principes généraux. Holmes, tirant de son expérience la conviction que le juge n’est pas lié par un standard juridique extérieur et objectif, mais qu’au contraire, il fabrique et transforme les notions qu’il utilise, estimait que poser par principe qu’un droit puisse être absolu, n’était que moyen « pontifical ou impérial » d’interdire la discussion sur la confrontation des intérêts en présence, et donc la mesure de leurs forces, de leur légitimité33. Si Holmes tenta de résoudre le problème par un retour aux critères de malveillance et d’intention afin de pallier l’absence de précision et d’objectivité des notions juridiques, la génération suivante, celle des Progressive social reformers et des réalistes, se débarrassera de ces outils subjectifs, faisant de la propriété une situation juridique conçue comme un complexe de relations juridiques  (« Bundle of legal relations »)34 dont il fallait peser les intérêts sociaux contraires (« weighing of social interests »35). A partir de là, la propriété, comme d’ailleurs le droit en général, ne pourra plus être sérieusement pensée de manière purement technique et abstraite, indépendamment des considérations politiques et de la réalité économique et sociale.

1 Voir par ex. la Jurisprudence Générale Dalloz 1857, V° Propriété, n°49.

2 Demolombe, Cours de Code Napoléon T.IX, 1ère éd. 1854, n°471 : « la propriété, c’est le faisceau de tous les droits réels possibles sur une chose » ; voir aussi Jurisprudence Générale Dalloz, 1857, V° Propriété, n°54.

3 Vareilles-Sommières, La définition et la notion juridique de la propriété, RTD civ. 1905, p. 446.

4 Et même lorsqu’un auteur n’y adhère pas, il est obligé de se positionner par rapport au modèle du propriétairesouverain pour en contester les caractéristiques ; c’est évident, par exemple, chez Ch. Larroumet.

5 « Il n’y a pas de limites inhérentes au droit de propriété », écrivent certains (F.Terré et P. Simler, Les biens, Précis Dalloz 9ème éd. 2014, n°141), comme s’il était possible pour un droit de s’autodéfinir ; la formule de l’article 544 signifierait que « tout ce qui n’est pas défendu est autorisé », avancent d’autres (Gérard Cornu, Droit civil, Introduction, Les personnes, les biens, Montchrestien, 10ème éd. 2001, n°1033 ; F. Zenati-Castaing et T. Revet, Les biens, PUF. 3ème éd. 2008, n°192), comme si la propriété pouvait être aussi facilement assimilée à la liberté.

6  Sauf à soutenir que le pouvoir d’exclure va de pair avec celui d’inclure, ce qui n’explique pas les exceptions légales et qui ne justifie les exceptions conventionnelles qu’en glissant vers une autre conception de la propriété pour en faire un « pouvoir de vouloir » (F. Zenati-Castaing et T. Revet, op. cit., n°164), mais c’est une autre histoire.

7 On peut faire remonter cette démarche dogmatique aux deux livres de Jean Domat (Les loix civiles dans leur ordre naturel ; le Droit public), dont la méthode est non seulement de dépolitiser le droit mais également d’en effacer les contradictions, ce que André-Jean Arnaud, appelle « la grande mystification » (Imperium et Dominium : Domat, Pothier et la codification), Droits22-1995, 55), laquelle sera poursuivie par Pothier et les codificateurs.

8 F. Audren, Les professeurs de droit, la république et le nouvel esprit juridique, Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2011/1 n°29, p.7.

9 Jean-Baptiste Victor Proudhon est une exception car il s’inquiète dès 1839 des troubles politiques et sociaux causés par les vagabonds et les prolétaires (Traité du domaine de propriété, 1839, T.1, n°51).

10 La préoccupation  principale, à compter de Thermidor, était de garantir les propriétés acquises, sans questionner la légitimité du mode de leur acquisition, et d’élever le droit de propriété au rang de fondement incontestable de l’ordre social ; lire Xavier Martin, Mythologie du Code Napoléon, DMM  2003, p.29 et s..

11 C’est notamment l’opinion de Portalis qui, s’inspirant grandement de Locke (qu’il cite dans De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique durant le XVIIIe siècle, 1820, Chap. XXX), considère que la propriété est consubstantielle à l’individu et que la mission de l’Etat est de « défendre les patrimoines des particuliers » (ce qui justifie l’impôt). Il convient donc de nuancer l’analyse d’Alfons Bürge (Le Code civil et son évolution vers un droit imprégné d’individualisme libéral, RTD.civ. 2000, 1) qui me parait confondre : a) le libéralisme politique (Hobbes, Locke, Montesquieu) et le libéralisme économique (Smith, Say, Bastiat), qui est un peu plus tardif ; b) le traitement, par le Code, du contrat et de la propriété, qui obéissent pourtant à des logiques différentes ; c) individualisme libéral et droit naturel, qui ne se recoupent pas nécessairement.

12 Lire Jean-Louis Halpérin, Propriété et souveraineté de 1782 à 1804, Droits 22-1995, 67, qui montre que jusqu’au Code civil inclus, la propriété était conçu comme un droit limité ne comportant aucune souveraineté au profit de son titulaire.

13 Duranton, Cours de droit français, 2ème éd. 1828, T. II, n°261, qui pense que l’intérêt général est plus puissant que le droit de propriété lui-même. On en ne trouve pas la figure du propriétaire-souverain chez, Delvincourt, Toullier, ou Proudhon (Traité du domaine de propriété, 1839).

14 Cours de droit civil français, 1ère éd. 1839, T. 1, §.193, p.391. La figure du propriétaire-souverain disparait dans la 3ème éd. (1863) au profit d’une définition volontariste de la propriété : « droit en vertu duquel une chose se trouve soumise, d’une manière absolue et exclusive, à la volonté et à l’action d’une personne ».

15 V. Marcadé, Cours élémentaire de droit civil français, 4ème éd. 1850, T. II, p.391 ; Demolombe parle d’un « pouvoir souverain, un despotisme complet » (T. IX, n°543).

16 La Cour de cassation, qui commença par approuver la condamnation du propriétaire ayant laissé paître des moutons dans sa forêt, au motif que cette interdiction avait pour objet l’intérêt national (Cass. 5 nov. 1807, Denevers, Journal des audiences, 1808, supp. p.25 ), se rangea ensuite à l’avis du Conseil d’Etat, rendu sur le fondement du droit de propriété, suivant lequel « quel que soit l’intérêt de l’Etat à la conservation des bois, onpeut s’en remettre à celui des particuliers de ne pas dégrader les bois qui leur appartiennent » (25 mai 1810,  ibid, 1815, p.185 ; CE. Avis du 7 déc. 1805, ibid, 1806, supp. p.49).

17 Thomas C. Grey, The Desintegration of Property, in Liberty, Property and the Law, edited with introductions by Richard A. Epstein, 2000. Lire cependant James E. Krier, The (Unlikely) Death of Property, Harvard Journal of Law, Vol. 13, n°1 (1990), p.75.

18 Kenneth J. Vandevelde, The New Property of the Nineteenth Century : The Development of the Modern Concept of  Property, 29 Buff. L. Rev. 325 (1980).

19 C’est pourquoi on peut parler de pragmatisme, philosophie qui pense les choses en fonction de l’expérience et de leurs effets pratiques sur le monde réel, même si l’expression formelle de cette philosophie est plus tardive (voir Charles S. Peirce, William James, John Dewey, etc.).

20 Gregory S. Alexander, Commodity & Propriety, Competing visions of property in American legal thought, 1776-1970, Univ. Chicago Press. 1997. L’auteur explique qu’il existe une relation dialectique entre ces deux théories. Cette dialectique est notamment incarnée par James Kent dans ses Commentaries on American Law (1826-1830), selon G. Alexander (lire son Chap. V, p.127 et s.).

21 Palmer v. Mulligan, 3 Caines 307, 315 (N.Y. 1805).

22 Morton J. Horwitz, The Transformation of American Law, 1780-1860, Harvard University Press 1977, p.37.

23 Cary v. Daniels, 34 Mass. (8 Met.) 466.

24 Il est remarquable qu’en France, les juristes avaient dès 1804 à leur disposition un texte sur lequel se fonder pour parvenir au même résultat, du moins pour les cours d’eau non domaniaux, puisque l’article 645 du Code civil dispose que « s’il s’élève une contestation entre les propriétaires auxquels ces eaux peuvent être utiles, les tribunaux, en prononçant, doivent concilier l’intérêt de l’agriculture avec le respect dû à la propriété (…) ». Alors qu’au XIXe siècle ce texte reçût une interprétation extensive et fût également appliqué pour concilier les intérêts des propriétaires riverains avec ceux de l’industrie, la doctrine française ne s’en servit jamais pour généraliser un raisonnement partant de la confrontation des intérêts contraires afin de tenter une conciliation, qui l’aurait nécessairement conduit à une révision complète du concept de droit réel et de la notion de propriété privée.

25 The Transformation of American Law, 1780-1860, Harvard University Press 1977, p.111.

26 Jedediah Purdy, The American Transformation of Waste Doctrine : A Pluralist Interpretation, Cornell Law Review, Vol.91, 2006, p.653.

27 T. Cooley, Treatise on the Law of Taxation, 1876, p.125 et s.; John F. Dillon, Property – Its rights and Duties in Our Legal and Social Systems, 29 AM. L. Rev., 161 (1895); voir également les opinions émises par Justice Field, citées dans M. Horwitz, op. cit., 1870-1960, p.24 et s.

28 Greenleaf v. Francis, 18 Pick. 117 (Mass. 1836).

29 Wheatley v. Baugh, 25 Penn. St. 528 (1855).

30 Ellis v. Duncan, 21 Barb. 230 (N.Y. 1855).

31 Oliver W. Holmes, The Common Law, 80 : « la protection absolue de la propriété, aussi naturelle qu’elle soit dans une communauté primitive plus occupée dans la production que dans l’échange, n’est guère consistante avec les exigences du monde moderne des affaires ».

32 Privilege, Malice and Intent, 8 Harvard Law Review, 1.

33 Law in science and Science in Law, Harvard Law Review, Vol. 12, No. 7 (Feb. 25, 1899), pp. 443-463

34 Arthur L. Corbin, Taxation of Seats in the Stock Exchange, 31 Yale L.J. 429 (1922).

35 Roscoe Pound, A Theory of Social Interests, 15 Papers & Proc. Am. Soc. Soc’y 16 (1921).

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