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Remplacer les aides à l’hectare par des aides proportionnelles au nombre d’emplois, familiaux et salariés, telle est la proposition phare du rapport publié par France Stratégie en octobre 2019 ‘Faire de la politique agricole commune un levier pour la transition agroécologique’. Si la remise en cause des aides découplées est opportune, pour autant, comment justifier le versement de 8 000€/an par actif y compris pour des secteurs comme la viticulture en AOC qui sont plutôt épargnés par les problèmes économiques ? Et inversement, comment les secteurs de l’élevage ruminant ou de la céréaliculture pourraient encaisser une telle baisse des aides sans autres mesures de régulation ?  Cette proposition n’est pas crédible car la nécessaire prise en compte de l’emploi dans la Politique Agricole Commune (PAC), et plus largement des conditions sociales des agriculteurs, ne peut se faire sans prendre en compte les problématiques propres à chaque filière. En outre, sur les questions environnementales, le rapport s’inscrit dans l’approche néo-classique de « l’internalisation des externalités » : les signataires appellent à déployer six dispositifs de bonus-malus et de taxes à l’échelle nationale notamment sur l’usage des pesticides. En proposant d’appliquer ces mécanismes bureaucratiques à l’échelle française, ils passent sous silence la question des distorsions de concurrence induites au sein de l’Europe et appellent même à ne pas donner de « prescriptions agronomiques » aux agriculteurs dans la transition agroécologique ! L’acceptabilité de la transition environnementale et l’accompagnement social du changement sont pourtant des sujets centraux depuis la « crise des gilets jaunes » et plaident non pas pour des bonus-malus mais des contrats pluriannuels comme les Mesures Agro-Environnementales et Climatiques (MAEC) de la PAC.
Le rapport de France Stratégie ‘Faire de la politique agricole commune un levier pour la transition agroécologique’ propose une analyse critique de la PAC dans sa forme actuelle, sans pour autant proposer des pistes d’évolution convaincantes. En lieu et place des aides à l’hectare découplées, le rapport propose de mobiliser 5,7 milliards €, soit les 2/3 du budget de la PAC dédié à la France, afin de verser l’équivalent de 8 000 € à chaque actif agricole, salarié ou non salarié. De la sorte, la PAC irait clairement à l’encontre de la doctrine de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) puisqu’il s’agit d’aides couplées à un facteur de production, le travail, ce qui créé une distorsion par rapport aux autres secteurs. Ne pas s’inscrire dans la droite ligne des règles agricoles de l’OMC n’est cependant plus un problème, tant la doctrine multilatérale agricoles est remise en cause de toute part depuis la crise alimentaire de 2007/08 qui a démontrée qu’elle était incompatible avec la sécurité alimentaire1. En revanche, ce type de rapport ne peut résolument faire l’économie d’une explication quant au revirement vis-à -vis des règles du découplage que les économistes néo-classiques présentent depuis trois décennies, comme indiscutables.
Il est maintenant largement partagé que l’érosion des effectifs d’agriculteurs pose problème alors que la transition agroécologique nécessite d’inverser le processus de substitution du travail par du capital et des intrants à l’œuvre depuis l’après-guerre. Soutenir directement les fermes en fonction du nombre de travailleurs qu’elles emploient peut donc paraitre séduisant à première vue, mais le rapport apporte peu de détails sur les modalités pratiques. En l’état, il s’agit d’aides versées indistinctement à tous les actifs agricoles : elles concerneraient l’ensemble du secteur agricole et seraient versées au prorata des actifs familiaux et salariés. Cela soulève plusieurs questions. En premier, est-il pertinent de verser des aides aux filières agricoles qui se portent bien ? A titre d’exemple, quel serait l’intérêt de verser des aides aux grandes maisons de Champagne pour les salariés qu’elles emploient ? Et, inversement, cela se traduirait par une baisse importante des niveaux de soutien pour certaines productions comme l’élevage ruminant ou la céréaliculture dont les niveaux de revenu hors subvention sont déjà négatifs. En second lieu, comment administrer ce dispositif en évitant les déclarations opportunistes ? On voit bien que si cette piste était réellement creusée, on aboutirait à l’établissement de références, de normes en termes d’emplois pour les différents types de production (par exemple, n ETP pour 100 000 litres de lait). On peut donc avancer qu’il conviendrait plutôt d’inverser la logique : il serait plus pertinent d’avoir recours à des aides couplées à la production afin de cibler les produits qui méritent un soutien quitte à calibrer l’aide en fonction du contenu en emploi et à établir une dégressivité pour tenir compte de la taille et de l’intensité en emploi des exploitations. Au contraire, le rapport prône la disparition des aides couplées à la production et assume effectivement une logique aveugle où l’on ne cherche plus à orienter et à réguler, mais où on se contente d’accompagner socialement les perdants de la dérégulation des marchés agricoles, en leur versant un revenu minimum.
Ainsi, on ne peut que faire le constat que cette approche s’éloigne des principes d’économie publique dont se réclame pourtant les co-rapporteurs. En effet, l’économie publique établit les justifications de l’intervention publique dans l’économie sur la base des imperfections des marchés : quand le fonctionnement réel des marchés s’éloigne de l’épure des marchés de concurrence parfaite, il y a justification à intervenir pour remédier à l’imperfection ou, à minima, à la compenser. Toutefois, on observe assez régulièrement que les économistes néo-classiques procèdent à une analyse partielle en considérant que les seules imperfections qui justifient l’intervention en agriculture relèvent de la protection de l’environnement (externalités et bien publics). Cela est plus que discutable car les marchés agricoles sont marqués par d’autres défaillances comme la non atomicité de certains maillons des filières et l’incomplétude des marchés du risques, c’est-à -dire, la non assurabilité de certains risques. Le rapport s’inscrit malheureusement dans cette logique : il a beau rappeler, à juste titre, que l’intervention publique est également justifiée pour assurer le bon fonctionnement des marchés, pour éviter les positions dominantes et les rentes de situations (p.40), mais finalement il ne propose pas grand-chose pour remédier à ces autres défaillances bien connues des marchés agricoles.
En effet, le rapport en reste au mythe des outils privés de gestion du risque alors même que l’expérience montre que leur développement repose sur un partenariat fort entre public et privé, comme aux Etats-Unis et en Espagne. Il appelle à un meilleur partage des risques au sein des filières, mais seulement sur une base volontaire ce qui restera forcément incantatoire. Et, il passe sous-silence le principal problème des marchés agricoles : la faible réponse de l’offre à la baisse des prix.
On relèvera néanmoins une contradiction apparente du rapport : d’un côté, il bannit « l’utilisation d’instrument basés sur des quantités, des quotas et des prescriptions agronomiques » (p.41) mais, de l’autre, il en appelle à une approche plus préventive des crises mobilisant « des pénalités aux surproduction, des primes à la réduction volontaire de production, des licences cessibles de livraisons, etc. » (p.43). On retiendra donc que tout serait une question de lexique : on peut faire de la maitrise de l’offre à condition de ne pas appeler ça des quotas !
Reconnaissant l’efficacité des outils mobilisés lors de la crise du lait en 2016 mais regrettant la faible réactivité des décisions, les rapporteurs rejoignent en partie les enseignements qu’Agriculture Stratégies a également tirés sur la gestion de la crise du lait dans le cadre d’une étude pour le Parlement européen. Pour autant, nous ne rejoignons pas les auteurs du rapport quand ils proposent de mettre en place « une autorité indépendante en charge du déclenchement pour le stockage et les primes à la réduction volontaire de production [qui] permettrait de limiter les incohérences inter-temporelles et spatiales ». Nous pensons au contraire, à l’instar des propositions que porte le député européen Eric Andrieu, rapporteur du règlement OCM, que c’est à la Dg Agri d’assumer le rôle de régulateur sectoriel et, comme chaque autorité de gestion de fonds communautaires, de définir son cadre de performance ex ante de manière à pouvoir rendre des comptes quant à son action.
Effet « gilets jaunes » garanti
Venons-en à la seconde proposition phare de ce rapport, l’instauration de six bonus-malus et taxes sur les surfaces d’intérêt écologique, sur les pesticides, sur les antibiotiques, sur les émissions de gaz à effet de serre, sur les zones Natura 2000 et sur les zones à haute valeur naturelle. Comme se sont empressés de le dénoncer certains syndicats agricoles, cette proposition serait appliquée à l’échelle nationale et se traduirait par conséquent par des distorsions de concurrence au sein même de l’Union européenne. On relève par ailleurs de fortes contradictions entre le projet de soutenir les prairies et de taxer les GES (Gaz à effet de serre), donc les ruminants. Cela pose une question loin d’être anodine, qui va brouter cette herbe ? Souhaite-t-on vraiment remplacer les vaches par des tondeuses dans le Massif Central ou ailleurs ?
Alors que la Commission européenne porte maintenant l’idée d’établir des compensations aux frontières en particulier pour le carbone, il est assez surprenant que le risque de mettre en difficulté les productions françaises et européennes vis-à -vis d’importations non soumises à de tels niveaux d’exigence ne soient pas identifié dans le rapport. On relève d’ailleurs que le chiffrage des mesures de bonus-malus est totalement statique, alors même que le but est de faire évoluer les pratiques. Ainsi mettre en avant que le bonus-malus pourrait financer d’autres mesures laisse à penser que le seuil d’exigence devrait aller croissant pour prélever autant malgré la réduction des pratiques pénalisées. Pour des agriculteurs qui seraient en outre soumis à des importations sans contrepartie, l’acceptabilité d’un tel dispositif tendrait vers zéro.
Plus largement, on relève ici les limites de l’approche néo-classique, dominante en économie de l’environnement, qui consiste à penser qu’en jouant sur les prix relatifs des différents intrants et extrants se dessinerait dans le cerveau des agents économiques une sorte de carte mentale leur permettant de prendre la direction idéale pour faire évoluer leur système de production. C’est de la science-fiction ! Les arbitrages sont tellement nombreux et tellement soumis à aléas que cette approche en matière de transition agroécologique serait inefficace si tant est qu’elle puisse être appliquée.
Au contraire, il convient de défendre l’approche contractuelle des mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC) actuelles car elles prennent mieux en compte la transition de l’ensemble du système de production dans sa cohérence et permettent de construire des trajectoires de changement et de sécuriser les agriculteurs dans cette prise de risque. Cela suppose d’assumer du côté des pouvoirs publics la complexité de l’ingénierie agroécologique plutôt que de renvoyer à d’hypothétiques supercalculateurs décentralisés. Pour illustrer la divergence avec l’approche proposée par les signataires du rapport, on souligne justement que ces derniers recommandent de ne pas donner de « prescriptions agronomiques » aux agriculteurs : seuls les prix doivent suffire à orienter les agriculteurs. On relèvera au passage qu’éclairer les domaines dans lesquels les agriculteurs peuvent innover et progresser en matière de durabilité figure dans les missions des instituts de la recherche publics.
Enfin, on soulignera l’analyse très partielle voire expéditive que le rapport consacre aux aides contracycliques. Les effets de ce type d’instruments ne peuvent être discutés que sur la base du niveau auquel est fixé le seuil de déclenchement des aides : s’il est au-dessus du niveau des coûts de production, les effets seront tout autres que s’il est en dessous de ce niveau. En outre, établir ces aides sur des références historiques permet de limiter la plupart des effets pervers (dérapage budgétaire notamment) dénoncés dans le rapport.
En définitive, les différents arguments exposés ci-dessus permettent de comprendre pourquoi ce rapport n’a pas fait l’unanimité y compris parmi les experts ayant participé au groupe de travail de France Stratégie dont certains n’ont pas souhaité endosser le rapport2. A l’heure où les limites de la PAC actuelle sont de plus en plus visibles, il n’est pas possible de partager le manque d’ambition en matière de régulation des marchés et de stabilisation des revenus et de cautionner la suppression des aides couplées qui restent le seul outil européen d’orientation des productions.
Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies
Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies
Gilles Bazin, professeur émérite à AgroParisTech, membre de l’Académie d’Agriculture
1 Voir la note d’Agriculture Stratégies « Pour une réforme du multilatéralisme »
2 Gilles Bazin, co-auteur de cet article, n’a pas souhaité endosser ce rapport après avoir participé au groupe de travail de France Stratégie.