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L’actualité est marquée par de violents échanges entre éleveurs néerlandais et forces de l’ordre, qui durent depuis plusieurs semaines, dans un pays pourtant peu habitué aux démonstrations de force agricoles. En cause, le grand plan national de réduction des émissions azotées qui vise notamment l’élevage et envisage de réduire d’un tiers le cheptel à horizon 2030. Pourquoi un tournant si radical dans la politique du 2ème agro-exportateur mondial ?
Deux jugements récents à l’origine de la crise
En mai 2019, la plus haute juridiction administrative néerlandaise, le conseil d’Etat[1], a prononcé un jugement au regard des manquements hollandais vis-à-vis de leurs obligations européennes en matière de réduction des nitrates qui force le gouvernement à agir rapidement. En effet, tant que le problème « azote » n’est pas réglé, les constructions qui engendrent de nouvelles émissions (exploitations agricoles, mais aussi routes, aéroports, habitations[2]) ne reprendront pas, ce qui paralyse le pays. Les Pays-Bas doivent réduire leurs émissions d’azote de moitié d’ici 2030 et parvenir à ramener le seuil azoté de 75% des zones Natura 2000 à leur valeur règlementairement admissible.
Ce premier jugement se combine à une autre bataille juridique conclue en décembre 2019 (affaire Urgenda[3]) qui a condamné le gouvernement pour inaction climatique et leur impose de faire de réels efforts en matière de gaz à effet de serre : les Pays-Bas ont du accélérer leur stratégie pour parvenir à réduire en 2020 de 25% leurs émissions par rapport à 1990, et doivent poursuivre leurs actions en ce sens.
L’élevage ciblé par les mesures
Les émissions d’azote, c’est tout ce qui contient du « N » : le N2O (protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre au pouvoir réchauffait 300 fois supérieur à celui du CO2) est issu des engrais et des effluents d’élevage lors du pâturage, le NO2 (dioxyde d’azote) vient des gaz d’échappement des voitures (gaz polluant, acidifiant), et le NH3 (ammoniac gaz non réchauffant mais polluant : à l’origine des algues vertes et de particules fines) vient des déjections des animaux (à la fois lors de la partie élevage et épandage).
Les excès azotés sont donc liés principalement au secteur agricole et au secteur des transports[4] (d’où une mesure de limitation de vitesse à 100km/h au lieu de 130 en place aux Pays-Bas depuis 2019) et de la construction. En ce qui concerne les Pays-Bas, on estime que l’élevage contribue entre 40 et 60% aux excès azotés, principalement par la production d’ammoniac et à 16% des émissions de gaz à effet de serre.
Le comportement schizophrène de l’UE
Le sujet concerne deux directives européennes : la directive Habitats qui définit notamment les zones sensibles classées Natura 2000 où la biodiversité fait l’objet d’une protection particulière, et la directive Nitrates qui vise à limiter les excès d’azote. Cette dernière directive impose notamment un plafond à la quantité d’azote organique (issue des effluents d’élevage) qu’on peut épandre sur les surfaces agricoles. Mais, comme la plupart des règlementations européennes, celle-ci peut faire l’objet de dérogations. C’est le cas aux Pays Bas, qui ont une nouvelle fois obtenu en 2020 une dérogation pour aller au-delà du plafond d’azote organique de 170 kg par hectare et par an fixé par la directive Nitrates[5]. En Hollande, la Commission européenne estime que le relèvement des plafonds autorisés de 230 d’azote kg/ha pour les exploitations constituées d’au moins 80 % de pâturages sur les sols de sable et de lœss du sud et du centre, et de 250 kg/ha pour les exploitations constituées d’au moins 80 % de pâturages sur d’autres types de sols, ne portera pas préjudice à la réalisation des objectifs de la directive pour autant que « certaines conditions strictes » soient remplies par les Pays-Bas.
On constate une nouvelle fois l’incapacité de la Commission a assurer un cadre coercitif cohérent et normalisé aux activités agricoles. On vire même vers une forme de bipolarité incompréhensible, puisque la Commission accorde donc encore en 2020 des dérogations au mépris de la décision de la Cour de Justice Européenne de novembre 2018 qui estime insuffisantes les mesures prises par les Pays Bas en matière pour la protection des zones vulnérables (sur la base de laquelle que les Pays Bas ont été jugés en 2019 par leur propre Conseil d’Etat pour ne pas avoir atteint leurs objectifs de protection des zones sensibles).
Conséquences pour les éleveurs et enseignements pour la France
Les objectifs de réduction d’émissions azotées sont très élevés à un horizon très court : on parle de réduire les émissions azotées de 70% dans certaines zones sensibles d’ici à 2030. Les éleveurs néerlandais ont utilisé un certain nombre de leviers techniques pour réduire leurs émissions, notamment d’ammoniac, avec des bons résultats déjà (-68% entre 1990 et 2010[6]), mais les émissions ont augmenté en tendance dans toute l’Europe sur la période récente.
Pour atteindre les objectifs désormais fixés aux Pays-Bas dans un horizon si court, les leviers techniques risquent de ne pouvoir suffire, d’où la réduction massive du cheptel envisagée (un tiers). D’après les communications, les éleveurs auront un « choix » entre s’adapter (en utilisant des leviers techniques et en diminuant le cheptel), se délocaliser vers des zones moins sensibles, ou arrêter purement et simplement leur activité. Hors, les Pays Bas, c’est 53 000 exploitations, quatre millions de bovins, 12 millions de porcs et 100 millions de poulets sur une toute petite surface agricole (1,82 millions d’ha quand la France en compte 26,8 et que son cheptel compte 18 millions de vaches). Il s’agit du 2eme agro exportateur mondial derrière les Etats-Unis, en raison notamment de leur caractéristique de plaque tournante du commerce (ils importent et réexportent ensuite). Ce qui implique la conséquence suivante : il va falloir continuer à fournir les abattoirs et les industries de transformation, le risque est donc une augmentation des importations pour les Pays Bas, ensuite réexportées sous forme transformée (potentiellement vers d’autres membres de l’UE…), en provenance de pays dont les conditions de production sont encore moins bonnes.
De telles évolutions sont-elles à craindre pour les éleveurs français ? Oui : tous les Etats-Membres ont des objectifs de réduction d’ammoniac, et la France risque fort de ne pas tenir les siens (-4% d’ici 2029 par rapport à 2005 et -13% à partir de 2030), comme l’a d’ailleurs repéré un rapport de la Commission Européenne[7]. La Bretagne est particulièrement concernée par cette pollution et le tribunal administratif de Rennes s’est déjà prononcé contre l’Etat en juin 2021, contraignant le Préfet de région a devoir renforcer le programme d’action régional qui définit les obligations agricoles en matière de gestion des nitrates[8].
Figure 1 : Émissions de NH3 Ammoniac en Europe, source NHU Bretagne
L’ammoniac (NH3) est un composé chimique émis par les déjections des animaux et les engrais azotés utilisés pour la fertilisation des cultures. Son dépôt excessif en milieu naturel conduit à l’acidification et à l’eutrophisation des milieux (à l’origine du phénomène des algues vertes). De plus, il peut se recombiner dans l’atmosphère avec des oxydes d’azote et de soufre pour former des particules fines (PM2,5). On observe ainsi une contribution importante de l’ammoniac aux pics de particules fines au début du printemps, période d’épandage de fertilisants et d’effluents d’élevage ; l’agriculture est responsable en France de 98% des émissions d’ammoniac, l’élevage représentant 65,6% de ces émissions.
Le problème de l’ammoniac ne concerne pas que les algues vertes, mais aussi la pollution de l’air. Les normes européennes sur la qualité de l’air, quatre fois inférieures aux nouvelles normes de l’OMS de 2021, sont contraignantes. En théorie, les pays de l’Union européenne sont censés s’acquitter d’amendes lorsque les seuils fixés ne sont pas respectés. Un contentieux entre la France et l’Union européenne dure depuis 2015 pour non-respect de ces seuils, une amende de 10 millions est requise, que l’État n’a toujours pas été contraint de payer. Les normes européennes datent de 2008, et si elles venaient à se rapprocher des normes OMS, la France serait encore plus en difficulté pour justifier de l’état de la pollution.
La pression des ONG est désormais confortée par la menace des tribunaux, qui peut aboutir à des sanctions économiques si les Etats ne se mobilisent pas suffisamment dans la protection de l’environnement et du climat. L’exemple des Pays-Bas est révélateur des crises auxquels ces confits peuvent mener, et soulève la nécessité pour les politiques d’œuvrer avec intelligence, efficacité et diplomatie pour accompagner le changement, sous peine de finir par être contraint de l’imposer brutalement.
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Le 11 juillet 2022
[1] https://www.raadvanstate.nl/actueel/nieuws/@115651/pas-mag/
[2] https://www.science.org/content/article/nitrogen-crisis-jam-packed-livestock-operations-has-paralyzed-dutch-economy
[3] https://www.dalloz-actualite.fr/flash/suite-et-fin-de-l-affaire-urgenda-une-victoire-pour-climat#.YsvfN3ZBxPY
[4] https://www.eufje.org/images/docConf/visio2021/Uylenburg.pdf
[5] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32020D1073&from=EN
[6] https://www.reussir.fr/lait/lammoniac-un-sujet-tres-chaud-chez-nos-voisins-europeens
[7] https://www.banquedesterritoires.fr/pollution-de-lair-la-plupart-des-etats-membres-ne-sont-pas-sur-la-bonne-voie
[8] https://www.ouest-france.fr/bretagne/algues-vertes-l-etat-condamne-a-revoir-sa-copie-fb89cbd4-c563-11eb-aec1-d3b57750ff4c