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La politique agricole anglaise : où en est-on depuis le Brexit ?

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Presque sept ans après le référendum qui a acté le Brexit, la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne s’est achevée le 31 décembre 2020. Un bouleversement pour le secteur agricole, entre fin de la PAC, changements de réglementation, et renégociation des accords de libre-échange. Les promoteurs du Brexit présentaient la sortie de la PAC comme une opportunité qui devait permettre de mieux rémunérer les agriculteurs anglais pour les services qu’ils fournissent à la société, tout en améliorant le retour sur investissement des subventions agricoles : au lieu d’aller vers les agriculteurs des autres pays (le Royaume-Uni était contributeur net de la PAC), l’argent serait mieux ciblé vers l’agriculture anglaise. Le Brexit devait ainsi permettre d’améliorer l’alimentation des Anglais tout en préservant les paysages et la nature anglaise. La nouvelle politique agricole, en cours de déploiement, se veut ainsi plus simple, plus flexible et moins contraignante pour les agriculteurs. Qu’en est-il réellement, et quelles sont les conséquences pour le secteur agricole anglais ? Les prédictions des Pro-Brexit se sont-elles réalisées ?

Les paiements directs remplacés par des soutiens environnementaux 

La sortie du cadre législatif de l’UE et de la PAC ne s’est pas faite en un jour. Il a fallu détricoter quarante-sept ans de lois communes puis les reconstruire, pour chaque nation constitutive (Angleterre, Pays de Galle, Irlande du Nord et Ecosse). Dans cet article, nous nous concentrons sur l’Angleterre, qui représente 49% des exploitations du Royaume-Uni. C’est aussi la nation qui a fait les choix se démarquant le plus de la PAC, avec un arrêt des paiements directs au profit de programmes environnementaux.

Le gouvernement anglais a souhaité une transition en douceur entre la PAC et la nouvelle politique agricole. Un premier cadrage a été donné par l’Agriculture Act[1] en 2020, texte qui définit les grandes lignes du nouveau régime de soutien anglais. Les changements se feront petit à petit entre 2021 et 2027, date à laquelle la nouvelle politique devrait être pleinement opérationnelle. En 2021, les agriculteurs ont ainsi continué à percevoir les mêmes aides que les années précédentes (paiements directs, aides du second pilier), mais elles ont été financées par le Royaume-Uni. A partir des années suivantes, la principale rupture de la nouvelle politique avec la PAC est la suppression progressive des paiements directs, qui devrait théoriquement être compensée par des programmes environnementaux.

Les paiements directs ont ainsi été réduits de 22% en moyenne en 2022, et -36% en 2023, année pour laquelle le gouvernement estime la baisse des dépenses associées à ces paiements entre 703 et 733 millions de livres. En 2024, les paiements directs ne seront plus liés à la surface déclarée mais prendront la forme d’une somme fixe allouée à l’agriculteur, jusqu’en 2028 où ils seront totalement supprimés.

Figure 1: évolution de la répartition des aides dans le budget anglais (source: Agricultural Transition Plan 2021-2024)

Simultanément, de nouveaux programmes de soutien seront proposés aux agriculteurs, financés notamment par la baisse des paiements directs. Le mot d’ordre de ces nouveaux programmes : « argent public = bien public [2]». Autrement dit, les aides reçues par les agriculteurs doivent servir au maintien ou à la création de biens publics, qui légitiment la perception des aides auprès du contribuable. Les programmes environnementaux constituent le gros des aides, mais les agriculteurs peuvent aussi demander des aides à l’investissement ou à l’innovation, qui visent par exemple à améliorer la productivité des exploitations.

L’adhésion aux programmes est volontaire. Les aides obtenues peuvent être ponctuelles, par exemple pour la plantation de haies, ou bien correspondre à un engagement sur plusieurs années, comme pour le maintien d’une couverture des sols en période hivernale, sur le modèle des MAEC. Chaque agriculteur est donc libre de faire ou non une demande pour les différents programmes, ou de chercher à devenir complètement indépendant des soutiens publics. Une manière de répondre aux accusations qui visaient la PAC, jugée trop contraignante pour les agriculteurs.

Mais de nombreux détails restent à régler pour la mise en œuvre de cette nouvelle politique agricole anglaise, car certains des nouveaux programmes de soutien sont encore en construction.

Une mise en place laborieuse

Le gouvernement avait promis de maintenir le budget alloué à la PAC, soit £2,4 milliards annuels, au moins jusqu’en 2024. Mais pour le moment, les programmes environnementaux ne font pas le plein : alors que l’Angleterre compte 105 000 fermes, le principal programme environnemental (le SFI, Sustainable Farm Incentive) n’aurait reçu que 1 980 demandes. Parmi les freins à l’adoption, le manque d’information des agriculteurs, la complexité de mise en œuvre des programmes, ou encore la faible rémunération associée. Pour susciter l’adhésion des agriculteurs, le gouvernement a annoncé début janvier 2023 une revalorisation des aides des différents programmes environnementaux : pour les agriculteurs participant au SFI, cela va jusqu’à 1000 livres supplémentaires qui s’ajouteront aux paiements déjà prévus pour ce programme. Cependant, cela ne suffira pas à compenser la baisse des paiements directs, sans lesquels 42% des agriculteurs auraient eu un revenu négatif sur la période 2014-2017, contre 16% avec les paiements directs[3]. Un changement qui risque donc de fragiliser sérieusement le revenu des agriculteurs anglais.

L’architecture de la nouvelle politique agricole, qui apparait au final plus dédiée à la protection de l’environnement qu’à la production de denrées alimentaires, a pourtant été accueillie favorablement par les acteurs nationaux. La production de biens publics permet de justifier auprès des citoyens le fait que les agriculteurs reçoivent des aides publiques. Cette position est de longue date celle portée par les ONG environnementales et les propriétaires fonciers, dont la convergence d’intérêts est décrite dans la thèse de F.G. Lataste[4]. Les ONG environnementales sont d’ailleurs à l’origine du mantra « public money for public goods ». Les propriétaires fonciers, eux, ont tout intérêt à maintenir des aides à l’agriculture. En effet, les contrats de location des terres qu’ils signent avec les agriculteurs peuvent comporter des clauses leur permettant de récupérer certaines aides de la PAC, comme des aides agroenvironnementales ou même les paiements directs. Les agriculteurs devaient alors reverser ces aides à leurs propriétaires, ces derniers n’ayant pas le droit de les percevoir directement. Dans la nouvelle politique agricole, les programmes comme le SFI sont accessibles à ceux qui bénéficiaient des paiements directs, donc aux agriculteurs. Les propriétaires fonciers poussent pour élargir les aides à l’ensemble des gestionnaires de terres, un pas supplémentaire vers un soutien axé sur le rural et non l’agricole, qui interroge sur le maintien de la capacité productive des exploitations.

La production alimentaire passe au second plan

Le choix radical de supprimer les paiements directs souligne la volonté de rupture avec le fonctionnement de la PAC. Les agriculteurs vont être rémunérés pour leur fourniture de biens publics environnementaux, ce qui n’inclut pas la production alimentaire. Un choix risqué qui interroge sur le maintien de l’agriculture anglaise, alors que la production nationale risque de perdre du terrain face aux importations, qui occupent déjà une place importante dans l’approvisionnement alimentaire anglais : en 2020, les importations représentaient 46% de la consommation alimentaire anglaise. Sur ce point, le Royaume-Uni compte sur la ratification d’accords de libre-échange avec les pays tiers, notamment ceux du Commonwealth, avec la signature de deux accords de libre-échange avec l’Australie (2021) et la Nouvelle-Zélande (2022), que nous avions évoqué dans un précédent article. Un choix qui ne fait pas l’unanimité[5], les agriculteurs craignant l’arrivée de produits plus compétitifs et respectant des normes moins strictes sur leurs marchés.

Cependant, les Etats-Membres restent pour le moment les principaux partenaires commerciaux du pays sur le plan agroalimentaire : jusqu’en 2020, ils représentaient en moyenne 70% des importations anglaises, une proportion relativement stable qui est toutefois descendue à 60% en 2021. Si le gouvernement explique cette diminution par le fait que certains produits issus des pays tiers transitaient auparavant par un autre pays de l’UE avant d’arriver au Royaume-Uni, le rétablissement des contrôles douaniers entre l’UE et le Royaume-Uni peut aussi être mis en cause. Toutefois, même si les échanges avec les pays tiers devraient progressivement monter en puissance, les pays européens devraient rester d’importants partenaires du Royaume-Uni du fait de leur proximité géographique et de l’importance des échanges historiques.

La fragilité de l’approvisionnement anglais connaît actuellement plusieurs illustrations : le pays est depuis quelques semaines confronté à des pénuries d’œufs- une conséquence de la grippe aviaire, qui a particulièrement touché l’Angleterre. Les fruits et légumes sont eux aussi rationnés. Les plus touchés sont principalement des produits hors saison (tomates, concombres) dont les coûts de production sous serres chauffées ont explosé avec les prix de l’énergie, poussant certains producteurs à ne pas produire. Par ailleurs, des aléas climatiques ont entraîné une baisse de la production au Maroc et en Espagne, deux pays représentant 45% des importations de tomates anglaises. Une situation qui pourrait devenir de plus en plus fréquente avec le changement climatique. Le Brexit ne jouerait qu’un rôle secondaire dans cette crise, les contrôles anglais sur les produits alimentaires importés de l’UE n’ayant pas encore pris effet. Si ces pénuries ne sont pas nouvelles – l’Angleterre avait déjà manqué de courgettes en 2017- elles soulignent la fragilité de la capacité du pays à assurer sa consommation alimentaire, et laissent d’autant plus dubitatif face à une politique « agricole » qui néglige totalement ce point.

Conclusion

La politique « agricole » anglaise prend un virage assumé et envisagé de longue date vers un soutien à la préservation des biens publics environnementaux. Cependant, les nouveaux programmes de soutien sont encore en construction alors que les paiements directs diminuent déjà, ce qui plonge les agriculteurs dans l’incertitude. Malgré la volonté affichée d’une transition douce et progressive, celle-ci risque de se faire dans la douleur pour des agriculteurs dont le revenu dépend fortement des paiements directs. L’architecture de la nouvelle politique pose question sur le maintien du secteur agricole anglais : si l’agriculture n’a plus vocation à être productive, que deviendra le reste de la chaîne ? Plus largement, les Anglais risquent de dépendre de plus en plus des importations pour assurer leur approvisionnement alimentaire. Un pari risqué dans le contexte actuel qui interroge sur la capacité du pays à nourrir ses citoyens, et en décalage avec les ambitions portées par le gouvernement anglais.

 

Lore-Elène Jan, consultante Agriculture Stratégies

Le 10 avril 2023

[1] https://www.legislation.gov.uk/ukpga/2020/21/section/1

[2] La notion de bien public est issue de l’économie. Un bien est public si on ne peut pas faire payer son accès, et si sa consommation n’affecte pas la quantité disponible pour les autres : par exemple, l’air ou la biodiversité sont considérés comme des biens publics.

[3] https://projectblue.blob.core.windows.net/media/Default/Horizon/Harper%20Adams%20SFI%20report%20April%2022.pdf

[4] Lataste, 2014. Place et enjeux des biens publics dans la Politique agricole commune : les apports d’une lecture institutionnaliste. https://www.theses.fr/2014DIJOE005

[5] https://www.nfuonline.com/updates-and-information/nfu-responds-to-finalised-uk-new-zealand-trade-deal/

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