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L’UE avance petit à petit dans la construction des textes qui doivent lui permettre de réduire ses émissions de carbone de 55% entre 1990 et 2030 et d’atteindre la neutralité carbone en 2050, les objectifs phares de sa stratégie « Fit for 55 ». En décembre, les législateurs sont ainsi parvenus à s’accorder sur les modalités de l’interdiction de l’importation des produits issus de la déforestation[1], et la mise en place d’une « taxe carbone aux frontières ». Si ces deux règlements exportent les objectifs de lutte contre le changement climatique de l’Union chez ses partenaires commerciaux en s’attaquant à des produits originaires de pays tiers entrant dans l’UE, elles occasionneront également des changements significatifs pour les approvisionnements de l’UE, mais aussi pour ses producteurs. Leurs coûts de production risquent en effet d’être affectés par l’évolution des prix, en particulier ceux des engrais. La concurrence de produits importés utilisant des matières premières soumises à l’interdiction risque également d’affecter la compétitivité des produits européens.
Déforestation importée, taxe carbone aux frontières : un objectif commun, des fonctionnements différents
La réduction des émissions carbone est un enjeu pour l’UE qui vise à la fois à réduire ses émissions internes et à éviter la délocalisation de celles-ci. L’objectif des dispositifs présentés dans cet article est d’éviter un effet négatif de l’application du Green Deal : l’augmentation de nos émissions importées provenant de la hausse des importations de produits au bilan carbone supérieur à celui de leurs homologues européens, devenus moins compétitifs en raison de l’application de nos exigences renforcées.
Si les deux projets de règlement partagent cet objectif commun – réduire les émissions de carbone importées de l’UE, les mécanismes retenus pour leur mise en œuvre sont très différents.
Tableau 1 : principales caractéristiques du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et du règlement sur la réduction de la déforestation importée – réalisation Agriculture Stratégies
Réduction déforestation importée | Ajustement carbone aux frontières | |
---|---|---|
Secteurs concernés | Alimentaire/agrocarburants/filière bois: soja, huile de palme, bétail, cacao, café, bois + produits transformés qui en sont issus | Industrie : ciment, fer, acier, aluminium, électricité, hydrogène, engrais |
Part des émissions de GES au niveau mondial | ~11% des émissions totales | Industrie : 21% Electricité et production de chaleur : 25% Engrais azotés : 2,4% |
Principe | Interdiction d’importer des produits issus de parcelles déboisées après 2020 | Application d’une « taxe carbone » pour les produits importés correspondant au niveau d’émissions produites |
Mécanisme | Traçabilité des produits importés jusqu’à leur parcelle d’origine | Achat de certificats d’émissions par les importateurs |
- L’interdiction de la déforestation importée : 11% des émissions mondiales de gaz à effet de serre
Le 6 décembre 2022, le Parlement européen et le Conseil de l’UE ont dévoilé leur projet de règlement visant à réduire la déforestation et la dégradation des forêts au niveau mondial. Les deux institutions doivent encore le ratifier, et le règlement mettra ensuite entre un an et demi et deux ans pour être appliqué. La déforestation représente 11% des émissions de GES mondiales dont 29% sont liés à la production de biens destinés au commerce international, le reste provenant de la demande domestique[2].
L’élevage est la première cause de déforestation de l’Amazonie, alors qu’en Asie, c’est le bois et l’huile de palme qui sont responsables d’un tiers de la déforestation chacun[3]. En conséquence, les produits visés par ce règlement sont le soja, l‘huile de palme, le bétail, le bois, le cacao et le café, ainsi que la majeure partie des produits transformés issus de ces matières premières, comme la viande de bœuf, le chocolat, ou encore les meubles. Il sera désormais interdit d’importer ces produits s’ils ont contribué à la déforestation depuis le 1er janvier 2020.
Pour pouvoir exporter ces produits vers l’Union Européenne, les entreprises devront remonter la chaîne d’approvisionnement jusqu’à la parcelle de production pour prouver qu’aucune forêt n’y a été récemment déboisée. Le cas du bétail est plus complexe car il peut être élevé sur des parcelles issues de la déforestation, mais aussi être nourri avec des aliments à base de soja produit sur de telles parcelles. Dans ce cas, seul un certificat validant le lieu d’élevage sera nécessaire, même si les entreprises seront censées conserver des preuves de l’origine des aliments pendant 5 ans.
- La « taxe carbone aux frontières », un mécanisme qui vise à étendre les quotas carbone européens aux importations des pays tiers
L’UE dispose déjà d’un ensemble d’outils visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre de notre économie. Parmi eux, le système européen d’échange de quotas d’émissions (SEQE), mis en place en 2005 suite au protocole de Kyoto et qui concerne près de 50% des émissions européennes de CO2. Le SEQE, également appelé marché du carbone, est un système qui s’applique aux entreprises des secteurs les plus émetteurs de GES : les grosses industries (sidérurgie, verre, cimenteries, fabrication d’engrais…), les centrales produisant de l’électricité et de la chaleur, et les vols commerciaux intra-européens. Il vise à inciter les entreprises à réduire leurs émissions de GES en les obligeant à payer pour ces dernières grâce à un système de quotas.
Comment fonctionne le SEQE ? Chaque année, un plafond d’émissions de GES est défini au niveau européen. Chaque entreprise des secteurs concernés par le SEQE, située sur le territoire européen, se voit allouer un quota d’émissions. Si une entreprise dépasse ce plafond, elle doit acheter des quotas supplémentaires, selon le principe du pollueur-payeur. Si elle réduit suffisamment ses émissions, elle peut au contraire revendre ses quotas aux entreprises qui ont trop pollué, ou les conserver pour plus tard. Le prix des quotas est variable selon l’offre et la demande. Pour éviter de fragiliser le tissu industriel européen, les entreprises de ces secteurs ont bénéficié au départ de quotas gratuits qui couvraient la totalité de leurs émissions, jusqu’en 2012. Mais pour que le système soit efficace, le nombre de quotas disponibles diminue régulièrement, afin d’inciter les entreprises à réduire leurs émissions. En 2020, les quotas gratuits représentaient encore 30% des quotas alloués à l’industrie, et ceux-ci vont progressivement disparaître jusqu’à leur suppression complète en 2034. |
Ce système présente un risque fort de délocalisation des entreprises des secteurs les plus émissifs : pour éviter de devoir acheter des quotas d’émissions, celles-ci peuvent être tentées de s’implanter hors-UE.
Pour éviter cette dérive et aller plus loin dans la réduction des émissions de CO2, un accord provisoire du Conseil de l’UE et du Parlement européen a été obtenu à ce sujet le 18 décembre 2022, qui prévoit d’étendre ce principe pollueur/payeur aux importations. Un nouveau dispositif, le MACF (mécanisme d’ajustement carbone aux frontières), va taxer les produits importés dans l’UE selon le niveau d’émissions générées lors de leur production.
Les efforts de l’UE ne se concentrent plus seulement sur les émissions de carbone réalisées sur le sol européen mais vont donc désormais intégrer les émissions importées, qui représentent un tiers de l’empreinte carbone européenne tous secteurs confondus[4]. L’objectif du MACF est de prévenir les fuites de carbone tout en incitant les partenaires commerciaux de l’UE à développer leurs propres marchés du carbone[5]. Concrètement, les entreprises extérieures exportant leurs produits vers l’UE devront payer un surcoût correspondant à leurs émissions de carbone. Les prix du carbone seront les mêmes que ceux des quotas achetés sur le marché européen. Les produits concernés sont le ciment, le fer, l’acier, l’aluminium, les engrais, l’électricité, l’hydrogène, ainsi que quelques produits dérivés de l’acier ou du fer.
Ainsi, pour un produit vendu sur le sol européen dont la production a généré des émissions de CO2, son producteur aura soit payé une taxe carbone, soit acheté un quota d’émission, soit réduit les émissions en question.
L’accord provisoire fixe un démarrage du MACF à octobre 2023. Dans un premier temps, il imposera seulement une obligation de déclaration des émissions de carbone des produits importés, puis deviendra progressivement contraignant à partir de 2026. Les importateurs devront alors acquérir des certificats d’émissions correspondant au prix du carbone dans l’UE.
Une législation ambitieuse dont la mise en œuvre s’annonce complexe et peu protectrice
Les deux textes illustrent les intentions de l’UE en matière de réduction des émissions de CO2 et de lutte contre le réchauffement climatique, mais aussi de maintien de la biodiversité à travers la lutte contre la déforestation. Dans les deux cas, les réglementations sont amenées à s’étendre.
Le règlement sur l’interdiction de la déforestation importée devrait en effet être révisé deux ans après son entrée en vigueur. Cela laisse une porte ouverte pour inclure d’autres produits, comme le maïs et les agrocarburants, dont l’ajout à la liste avait été envisagé, ou pour étendre les zones d’exclusion à d’autres écosystèmes, comme les tourbières et zones humides. Les mesures du MACF seront également réévaluées en 2026, laissant la possibilité d’étendre le dispositif – par exemple aux produits transformés ou à d’autres secteurs fortement émetteurs de CO2, comme le papier.
Cependant, les deux mécanismes devront passer l’épreuve de la mise en œuvre, qui devrait s’avérer complexe, notamment sur le plan administratif. Concernant l’interdiction de la déforestation importée, certains alertent en effet sur la traçabilité des importations, alors que la déforestation illégale est très importante dans certains pays, comme le Brésil. La traçabilité s’avère également une affaire complexe concernant le MACF, d’autant plus si les produits transformés sont inclus dans la liste des produits concernés. En effet, cela nécessiterait de retracer l’ensemble de la chaîne de production depuis les matières premières utilisées. Par exemple, comment calculer les émissions liées à l’importation d’une portière de voiture produite au Japon à partir de métaux eux-mêmes importés d’un autre pays ?
- Des conséquences à attendre sur les charges des agriculteurs européens
Même si les agriculteurs européens ne sont pas concernés directement par ces évolutions de la réglementation, ils risquent d’en subir les conséquences à plusieurs niveaux. Si les importateurs répercutent le prix des certificats d’émissions sur le prix des engrais, celui-ci devrait augmenter. Or, l’UE reste fortement dépendante des importations dans ce secteur : en 2021, 32% de sa consommation d’azote, 65% de sa consommation de phosphate et 88% de sa consommation de potassium[6] provenaient du marché extérieur. En décembre 2022, la hausse des coûts des engrais observée depuis 2021 avait d’ailleurs conduit la Commission Européenne à supprimer temporairement les droits de douane[7] sur l’urée et l’ammoniac anhydre, des engrais azotés, afin d’alléger les charges des producteurs d’engrais européens. Une situation qui illustre les incohérences de l’UE qui, d’un côté, se prépare à instaurer une nouvelle taxe sur les importations d’engrais mais, de l’autre, fait face aux nécessités du moment et réduit d’autres taxes sur ces mêmes importations.
Côté élevage, la hausse devrait être plus mesurée sur les aliments pour animaux à base de soja, les producteurs européens d’aliments étant déjà engagés dans la réduction des importations de soja issu de la déforestation[8]. En 2019, la FEFAC (fédération européenne des producteurs d’aliments du bétail) estimait ainsi que 80% des importations de soja provenaient de zones à faible risque de déforestation, bien que la part des importations certifiées sans déforestation ne soit que de 25%. On peut toutefois regretter que le règlement sur la déforestation ne porte que sur la viande bovine, excluant notamment la viande de volaille, dont l’alimentation est pourtant basée sur le soja[9]. Le risque demeure donc que la volaille européenne perde en compétitivité au détriment des volailles étrangères importées, qui pourront toujours être nourries avec du soja issu de la déforestation. Le soja certifié coûte en effet plus cher que le soja non certifié. Les surcoûts associés au soja certifié varient entre +0,7% et +25%[10] selon le type de certification, plus ou moins exigeant. De fortes variations qui illustrent les incertitudes pesant sur les effets de cette mesure sur les charges des agriculteurs européens et, in fine, le panier du consommateur.
- Des réglementations mal accueillies par les partenaires commerciaux de l’UE
Ces deux réglementations posent la question de la place de l’UE dans le commerce international. L’UE part du principe que ce type de réglementation aura un effet d’entrainement sur les pays tiers, qui s’aligneront sur sa réglementation pour continuer à exporter vers l’Europe. Cependant, les pays tiers peuvent y voir une forme d’ingérence[11] dans leur politique commerciale et environnementale et se diriger vers un marché à deux vitesses, l’un plus vertueux sur le plan environnemental, à destination de l’UE, et l’autre pour les pays moins exigeants. Plusieurs pays, comme ceux du Mercosur, ou encore l’Indonésie, premier pays producteur d’huile de palme, estiment d’ailleurs que l’interdiction de la déforestation importée crée un obstacle au commerce, en augmentant la charge administrative, et n’est donc pas compatible avec les règles de l’OMC…[12] Par ailleurs, la limite entre ambition environnementale et protectionnisme économique est mince et les détracteurs étrangers du MACF considèrent qu’il s’agit d’un moyen déguisé de protéger les entreprises européennes. En effet, les coûts des producteurs des pays tiers, qui devront acheter des certificats d’émissions de carbone, augmenteront. D’autant plus que les entreprises des pays tiers ont souvent des émissions plus importantes que leurs homologues européennes, et auront donc des coûts carbone plus importants que ces dernières.
Cependant, le MACF a été conçu pour rétablir l’équilibre entre production locale et importée tout en permettant la suppression du système de quotas gratuits, qui ne participait pas à l’effort sur la réduction des émissions de carbone. Il s’agit donc d’une suite plutôt logique au système européen d’échange de quotas d’émissions qui vise à remettre « au même niveau » entreprises européennes et des pays tiers. De plus, les produits transformés n’étant pour le moment pas concernés par le règlement, celui-ci ne protège pas l’aval européen, qui devra composer avec des matières premières plus chères. Si l’on reprend l’exemple de la portière de voiture, un fabricant européen de portières devra soit utiliser de l’acier européen soumis aux quotas d’émissions, soit de l’acier étranger dont le prix sera augmenté de la taxe carbone. Au contraire, les portières d’un fabricant étranger pourront être importées en Europe sans contrôle de leurs émissions, donc a priori à un coût inférieur aux portières européennes.
Conclusion
Au-delà de l’engagement de l’UE dans la lutte contre le changement climatique et pour la préservation de la biodiversité, on peut lire dans ces deux décisions une volonté pour l’UE d’imposer ses préoccupations environnementales à ses partenaires commerciaux. L’interdiction de la déforestation importée, la « taxe carbone », ou plus récemment l’annonce d’une tolérance zéro sur les résidus de deux néonicotinoïdes dans les produits importés montrent que l’UE se sent désormais suffisamment forte pour imposer certains de ses standards au reste du monde.
Cette affirmation de l’UE sera-t-elle acceptée par ses partenaires commerciaux ou donnera-t-elle lieu à des conflits ? Si l’on considère la déclaration commune des ministres de l’économie argentin et brésilien, qui ont appelé le 24 janvier dernier à « lever les barrières affectant la compétitivité de leurs produits dans le cadre de l’accord UE/Mercosur » et notamment la législation sur la déforestation importée, on peut s’attendre à des remous. Par ailleurs, la mise en œuvre de ces mesures risque de faire face à plusieurs écueils, le suivi technique de leur application s’annonçant bien plus complexe que l’application de limites maximales de résidus par exemple.
D’autant plus que la bonne volonté des exportateurs ne sera pas acquise, l’UE semblant pour le moment faire cavalier seul sur ces questions, sur lesquelles une coopération mondiale semble pourtant indispensable pour que les mesures adoptées soient efficaces : par exemple, plus des deux tiers de la déforestation sont liés aux marchés locaux. Si l’UE peut espérer réduire la déforestation liée à sa propre consommation, elle ne peut agir sur la demande intérieure des pays tiers. Elle ne résoudra donc pas ce problème à elle seule.
Ces réglementations soulignent enfin la forte dépendance de l’UE aux importations des produits concernés. En cas de refus de la part de nos partenaires commerciaux d’accepter ces exigences ou d’augmentation substantielle du prix des produits importés, comment réagira l’économie européenne ?
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies
Lore-Elène Jan, consultante Agriculture Stratégies
Le 14 mars 2023
[1] https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-16298-2022-INIT/en/pdf
[2] https://ourworldindata.org/deforestation#do-rich-countries-import-deforestation-from-overseas
[3] https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/ab0d41/meta
[4] https://www.insee.fr/fr/statistiques/6474294
[5] Si le pays d’origine possède déjà un marché du carbone, seule la différence entre les deux prix du carbone devra être payée.
[6] https://www.fertilizerseurope.com/fertilizers-in-europe/facts-figures/
[7] En excluant la Russie et la Biélorussie
[8] https://fefac.eu/wp-content/uploads/2021/02/FEFAC-Soy-Sourcing-Guidelines-2021-1.pdf
[9] https://www.pleinchamp.com/actualite/zero-soja-deforestant-le-snia-aligne-sur-l-ue-a-une-reserve-pres
[10] https://www.processalimentaire.com/ingredients/bel-veut-couvrir-100-de-ses-besoins-en-soja-responsable-26118?sso=1587892250
[11] https://www.lefigaro.fr/flash-eco/bresil-les-producteurs-de-soja-taxent-l-ue-de-protectionnisme-20211123
[12] https://www.wto.org/french/news_f/news22_f/acc_22nov22_f.htm