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L’impact de la situation en Ukraine sur le secteur agricole local et mondial Partie 1

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Nous publions deux articles de témoignage de Michel Terestchenko, héritier d’une grande lignée Ukrainienne, son grand père Mykhaylo Terestchenko fut ministre des Finances de la république Ukrainienne indépendante en 1917, mais dont la famille devint française à la suite des vicissitudes de l’histoire et qui est diplômé de l’Ecole supérieure des Sciences économiques et commerciales (ESSEC 79).

Après une carrière aux Etats Unis, en France et en Italie dans le domaine du nautisme et des matériels de plongée jusqu’au début des années 2000 il devint consultant pour Champagne céréales et Maisadour en Ukraine, retrouvant ainsi le fil de ses origines ukrainiennes et de son intérêt pour les activités agricoles et agroalimentaires.

Il a d’ailleurs accédé à la nationalité Ukrainienne en 2015 et est donc devenu Franco Ukrainien illustrant ainsi la richesse d’une histoire familiale faite d’exil et de retour grâce à des projets ambitieux dans le domaine agricole et à des engagements personnels importants comme d’être Maire de HLUKHIV une ville de 35000 habitants entre 2015 et 2020 près de la frontière Russe dans la région de SUMY .

Exploitant d’une entreprise de production de lin sur 2800 hectares à partir de 2009, puis général manager de DESNALAND entreprise de transformation de lin et de chanvre il est très impliqué dans la communauté des investisseurs étrangers et , notamment français en Ukraine .

Il est actuellement en train de monter un projet de multiplication et de culture du chanvre industriel (non-narcotique) sur la base d’un ancien teillage de lin dans la région de Jitomir à l’Ouest de Kyiv. Il s’agit d’un investissement de l’ordre de 5 millions $ visant à produire 500 tonnes de matériel de semences de chanvre par an, et de cultiver ensuite 5 000 hectares de culture commerciale du chanvre en coopération avec les fermiers locaux, puis de les teiller (défibrer). Ce projet est soutenu par la BERD et l’USAID car il vise à construire pour le chanvre textile une alternative ukrainienne à la filière chinoise.

Il faut mentionner, enfin qu’il est président de l’association des amis de l’hopital OXMATDET pour enfants de Kyiv qui est le plus important au monde et qui, actuellement doit faire face à un afflux massif de jeunes patients atteints par une guerre particulièrement brutale.

Nous avons donc Michel Terestchenko et moi-même organisé à la demande des Alumni de l’ESSEC dont nous sommes tous deux diplômés une conférence sur la situation agricole et agroalimentaire en Ukraine et sur les conséquences potentielles sur la sécurité alimentaire mondiale.

A cette occasion Michel a rédigé les deux articles que nous publions cette semaine et la semaine suivante et qui font un point précis, documenté et vécu des conséquences de la guerre sur l’économie agricole ukrainienne et des perspectives d’adaptation puis d’évolution dans un contexte européen lui-même en voie de transformation.

Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies

 

 


Partie 1 : Les conséquences de l’agression russe sur les exportations et l’appareil productif ukrainiens

INTRODUCTION : LA GUERRE RUSSO-UKRAINIENNE EST UNE GUERRE ENTRE DEUX SUPER-PUISSANCES AGRICOLES :

Ensemble, la Russie et l’Ukraine assuraient 27% du commerce mondial du blé et de l’orge, 14% des exportations de maïs, et même plus de 70% des échanges de graines, huile et tourteaux de tournesol. Les destructions causées par les Russes en Ukraine et les sanctions imposées en retour sur la Russie mettent à risque l’avenir de ces échanges de matières premières agricoles et l’alimentation de centaines de millions de personnes de par le monde.

L’Ukraine seule a produit en 2021, la récolte juste avant le déclenchement de la guerre totale, un record de 106 millions de tonnes de céréales et oléoprotéagineux, dont 63% (c’est-à-dire 69 millions) pour l’export. Ce qui représente 4,2% de la production mondiale estimée et 14,6% du commerce mondial de ces denrées. Les importantes exportations ukrainiennes se dirigeaient de façon équilibrée à 35-40% vers l’Union Européenne, 30-35% vers l’Asie et 30-35% vers les pays d’Afrique et du Moyen-Orient. Il est dit que plus de 400 millions de personnes dépendaient du surplus ukrainien exportable chaque année pour leur alimentation.

 

LES CONSEQUENCES DE L’AGRESSION RUSSE :

Jusqu’au 24 février 2022 ces exportations se faisaient principalement – à hauteur de 92% – par bateaux, et 93% de ces exportations par mer s’étaient concentrées sur les 4 ports principaux très rapprochés sur la mer Noire de Mykolaev, Chornomorsk, Pivdenniy et Odessa. Malheureusement il est clair que ces 4 ports ukrainiens de la mer Noire, ardemment défendus par les forces ukrainiennes, sont désormais la cible principale de l’agression russe et ces villes portuaires sont bombardées quasiment chaque jour. Du 24 février au 22 juillet 2022, toutes les sorties de ces ports ont été rendues impossibles car leurs entrées avaient été minées pour empêcher le débarquement des troupes Russes. Cela avait temporairement transformé l’Ukraine en un véritable Kazakhstan, lui-aussi important producteur de matières premières agricoles mais incapable d’exporter directement ses productions, et on verra les difficultés immenses que cette situation a créées pour l’agriculture ukrainienne pendant les 6 premiers mois de cette année.

Cependant, pour l’instant les conséquences catastrophiques de ce blocus ont été limitées par la signature le 22 juillet 2022 à Istanbul d’un accord entre la Russie et l’Ukraine pour laisser sortir les bateaux de ces ports et créer ainsi un « grain corridor » sous l’égide des Nations-Unies. Mais cet accord est très fragile. il est critiqué en permanence par les moscovites pour toutes sortes de raisons – en particulier car ils disent que contrairement à ce qui leur avait été promis ces exportations vont principalement vers la Turquie et les pays d’Europe et non vers les pays les plus pauvres, et aussi car cet accord prévoyait la levée des sanctions sur les exportations céréalières et d’engrais russes mais que celles-ci restent très difficiles du fait des sanctions qui elles n’ont pas été levées sur les compagnies de transport ou d’assurances.

Les Russes peuvent donc y mettre fin à tout moment en bombardant les installations portuaires ukrainiennes, ce qu’ils ont déjà très largement commencé à faire dès le lendemain même de la signature de cet accord, ou en coulant un bateau, ce qui paralyserait immédiatement ce corridor. Mais ils n’ont en fait même pas besoin de faire cela car de toutes façons l’accord du « grain corridor » a été signé le 22 juillet pour 120 jours, soit jusqu’au 21 novembre, et il n’est pas automatiquement reconductible. Récemment dans une conférence à Paris le ministre de l’Agriculture Ukrainien exprimait de sérieux doutes sur la reconduction de cet accord le mois prochain.

Dans les deux premiers mois de fonctionnement de cet accord, 238 bateaux contenant 5,5 millions de tonnes ont pu sortir par ce « grain corridor » – à comparer avec les 6,5 millions que l’Ukraine pouvait exporter par voie maritime chaque mois dans la période avant le 24 février. Le ralentissement des exportations maritimes a été compensé par un accroissement très significatif des exportations par barge sur le Danube, par rail en particulier vers la Roumanie et la Pologne, ou par camions qui s’entassent chaque jour en longues files de 30 ou 40 km aux points de passage à la frontière vers l’Union Européenne, en particulier vers la Pologne. Cependant malgré tous ces efforts, les 22 millions de tonnes de la récolte 2021 qui restaient en souffrance dans les silos-élévateurs ukrainiens non exportées avant le 24 février 2022 n’ont toujours pas été totalement sorties du pays. Et déjà une nouvelle récolte est arrivée.

 

UNE RECOLTE UKRAINIENNE 2022 REDUITE DE 40 A 45% :

Néanmoins, la récolte 2022 n’égalera pas – loin s’en faut – les 106 millions de tonnes de la saison précédente. Les blés moissonnés atteignent juste les 18,3 millions de tonnes (à comparer aux 33 millions de tonnes de l’année précédente), soit une diminution de 44%. On s’attend aussi à une diminution de l’ordre de 45% de la récolte de tournesol qui est en cours, et dont les plus grandes surfaces sont dans le sud-est et le sud de l’Ukraine près des zones de combat, estimée à 9,4 millions de tonnes au lieu des 16,4 millions de la saison précédente. Pour le maïs, on s’attend à une récolte de 24 millions de tonnes au lieu des 42 millions de tonnes de 2021. Les surfaces plantées en orge, colza ou soja, un peu plus éloignées des zones de combat, seront sans doute un peu moins affectées par la guerre, mais en tous les cas la récolte 2022 aura du mal à dépasser les 63 millions de tonnes, que l’on estime répartis comme suit : 18,3 millions pour le blé, 5,9 millions pour l’orge, 2,8 millions pour le colza, 2,6 millions pour le soja, 9,4 millions pour le tournesol, 24 millions pour le maïs.

A ce jour, les agresseurs Russes ont détruit ou fortement endommagé un silo-élévateur sur six en Ukraine, et en particulier dans les trois régions de Mykolayiv, Zaporijjia, et Donetsk où se situaient 41 des 75 silo-élévateurs bombardés par les Russes. Il va donc être difficile de savoir où stocker cette récolte 2022 étant donné que les possibilités d’exportation restent limitées et précaires, et que les capacités de stockage ukrainiennes sont réduites donc de 90 millions de tonnes (30 millions dans les fermes, 54 millions dans les silos intérieurs et 6 millions dans les ports) à 70 millions de tonnes. Si l’on considère que la récolte 2022 sera de l’ordre de 63 millions de tonnes et que 10 millions de tonnes de la récolte 2021 n’ont pas encore pu être exportées, alors les 70 millions de tonnes de stockage encore disponibles devraient être globalement suffisantes mais avec des silos pleins à ras-bord partout et des problèmes locaux importants. En Ukraine aujourd’hui on voit se développer tous les types de stockage, parfois dans des conditions un peu « limite », d’où un risque accru de déclassification des graines récoltées que l’on constate déjà sur le terrain.

DE FORTES MENACES SUR LA SAISON 2023 :

Cette récolte limitée et les efforts internationaux pour trouver des débouchés par barge, par le rail ou par la route vont donc limiter les conséquences négatives de l’agression russe sur les exportations ukrainiennes pour écouler la récolte 2022. Mais les plus gros problèmes sont à venir. L’agression massive russe ayant eu lieu le 24 février, les cultures d’hiver, principalement blé et colza, avaient déjà été semées et les engrais le plus souvent déjà achetés à des prix encore raisonnables. Mais depuis le 24 février, le prix des intrants a doublé et même parfois triplé, et les acheteurs – qui ne savent où stocker – offrent des prix très bas de réalisation de la récolte sur le marché intérieur.

Les conditions climatiques étant de plus moins favorables cette année que pour la saison précédente, la rentabilité des agriculteurs, déjà mise à mal par des engrais plus cher et un prix d’achat des céréales abaissé, va davantage encore être pénalisée, diminuant sans doute beaucoup de la capacité financière accumulée par les agriculteurs lors des deux saisons précédentes. La situation est encore plus critique pour nombre de petits fermiers ukrainiens moins bien équipés et moins bien financés, qui ne savent plus vraiment s’ils seront en mesure de semer ou non les cultures de la saison prochaine.

Le ministre de l’agriculture ukrainien, Mykola Solsky, a indiqué sur Reuters que les emblavements en blé d’hiver ne seront que de 3,8 millions d’ha, soit 20% de moins que les 4,6 millions d’ha moissonnés en 2022 sur la partie non occupée de l’Ukraine (il y avait une surface initiale semée en blé de 6 millions d’ha mais une grande part a été occupée ou détruite par les agresseurs) et qu’il ne s’attendait pas à plus de 15 millions de tonnes de blé récoltées en Ukraine en 2023 car il y aura une forte diminution de l’utilisation des engrais et il est fort probable que les rendements ne dépasseront que rarement 4 tonnes à l’hectare.

Les challenges créés par l’agression russe sont nombreux : blocage des exportations, problèmes logistiques, manque de stockage, manque de personnel car beaucoup d’hommes sont mobilisés, fort renchérissement des intrants (semences, engrais, phytos), manque de diesel, plus de capacité de financement, 4 millions d’ha minés soit à peu près le dixième de la surface cultivable de la grande plaine ukrainienne… et la guerre est loin d’être terminée.

Dans ces conditions, les fermiers auront-ils encore la motivation et les moyens de semer dans de bonnes conditions ? Qui prendra le risque de les financer ? Quels changements structurels peut-on attendre au sein de l’agriculture ukrainienne pour les années à venir ?

 

Michel Terestchenko (ESSEC 79)

Le 12 octobre 2022

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