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La concurrence est-elle souhaitable dans l’agro-alimentaire ?

Nous reproduisons ci-dessous une contribution stimulante de l’économiste Jean-Marc Boussard qu’il a formulée en conclusion d’une récente séance de l’Académie d’Agriculture1 de France consacrée à l’application du droit de la concurrence en agriculture.

Développant le concept de monopole naturel, il rappelle que le niveau de concurrence entre producteurs est déjà très élevé, là où du côté de l’agro-alimentaire il l’est moins. Pour autant il serait vain d’imposer plus de concurrence dans la transformation car « il est évidemment absurde d’avoir deux camions laitiers sur la même tournée pour le seul plaisir de donner aux agriculteurs l’impression de pouvoir mettre les laiteries en concurrence ». Aussi, plaide-t-il pour qu’il y ait, au contraire, moins de concurrence entre producteurs par le renforcement des organisations de producteur.

Cette meilleure organisation aurait un autre avantage, car en rigidifiant l’offre, elle permettrait une meilleure stabilisation des marchés et limiterait de surcroit les coûts liés à l’instabilité. La conclusion de cette démonstration est sans appel : en agriculture trop de concurrence nuit gravement à la compétitivité ! Une morale à méditer pour un secteur européen en prise directe avec des concurrents qui en renforçant leur politique de stabilisation laissent, eux, nettement moins de place à la concurrence pour régir leur agriculture et leur alimentation.

Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies 


L’Académie d’Agriculture de France s’est récemment penchée sur la question de savoir si la concurrence pouvait constituer un levier de compétitivité pour les agriculteurs, comme le suggèrent diverses autorités de la société civile.

Il est clair, en effet, que le droit de la concurrence, dans son état actuel, a du mal à s’appliquer aux particularités de la filière agro-alimentaire. Dès lors, si l’on pense que la concurrence sera de nature à améliorer le fonctionnement de ce système, il faudra modifier le droit en conséquence.

La conclusion majeure, c’est qu’il y a bien un problème entre l’agriculture et le droit de la concurrence. Celui-ci s’est édifié sur l’idée que, dès lors qu’il est en face de plusieurs fournisseurs potentiels, un acheteur se trouve en position de force pour ne jamais devoir payer un prix supérieur au coût de production (coût entendu au sens large, incluant un profit normal et légitime nécessaire à la durabilité de l’entrepreneur). Il suffit donc d’interdire tout monopole ou toute « entente » aboutissant à un monopole de fait pour obtenir ce résultat. Les propositions en ce sens ne sont pas nouvelles : sans parler de l’ordonnance de Turgot en 1776, ni de la suppression des corporations en 1791, le droit moderne en la matière s’est largement inspiré du Sherman Act américain de 1890. Celui-ci empêchait de grandes entreprises de profiter de leur pouvoir de monopole pour faire payer des prix exagérés, et il y réussit en particulier dans l’industrie. Ses résultats, cependant, furent assez médiocres lorsque, vers 1928, il empêcha le président Hoover d’autoriser les coopératives laitières américaines à s’entendre pour éviter de jeter leurs stocks sur le marché toutes à la fois au même moment, ce qui faisait bêtement effondrer les cours !.

De fait, l’expérience montre que les règles juridiques correspondantes sont difficiles à mettre en œuvre dans le secteur agro-alimentaire. On voit bien les insuffisances de la réforme de la PAC dite OMNIBUS, qui prévoit toutes sortes de dérogations aux règles standards en la matière. De la même façon, les conclusions des récents Etats généraux de l’alimentation vont directement à l’encontre sinon de la lettre, du moins de l’esprit du droit de la concurrence lorsque elles envisagent la création d’« accords de branche » typiquement corporatistes. Enfin, on voit bien que les coopératives, qui jouent un si grand rôle dans l’agro-alimentaire, ne peuvent pas être traitées comme n’importe quelle entreprise, quoiqu’en disent les intégristes de la chose.

Dès lors, se pose la question de savoir ce que le secteur agro-alimentaire a de si exceptionnel pour que de telles difficultés apparaissent.

D’abord, en ce qui concerne les exploitations agricoles de base (à l’exception peut-être des grands châteaux bordelais ou bourguignons producteurs de vin à 1000€ la bouteille), il est clair qu’aucune d’entre elles n’est en capacité d’influer sur les prix et les marchés. Toutes sont de parfaits « price takers ». Elles sont déjà en situation de concurrence quasiment parfaite ! Or, c’est justement bien là le problème : dans la vie économique réelle, il est très rare qu’une entreprise vende au même prix le même produit que son concurrent. Par la publicité, les accessoires ou le « sourire de la vendeuse », toutes les entreprises s’acharnent à différencier leur produit, de façon à disposer d’un pouvoir de monopole, même partiel. Seuls, les agriculteurs ne peuvent pas le faire : c’est ce qui les conduit à se grouper sur la base d’AOP, ou d’autres groupements de producteurs pour jouir des avantages de la concurrence monopolistique en identifiant les produits, ce qui permet d’en contrôler l’offre (on limite les surfaces et les rendements), ce qui revient à limiter la production. Comme on va le voir, en rigidifiant l’offre, cette pratique est plutôt stabilisatrice. Elle garantit en même temps un certain revenu aux producteurs. Il serait dommage de s’en priver ! Mais cela ne fonctionne pas pour tous les produits, seulement pour une toute petite minorité d’entre eux. Pour les autres, la concurrence sauvage est la règle…

La question de la concurrence se pose en revanche pour d’autres acteurs des filières agro-alimentaires : les firmes qui fournissent les agriculteurs, ou qui leur achètent leurs produits.  Le plus souvent, s’il veut éviter des charges de transport insupportables, un agriculteur n’a guère le choix de l’entité à laquelle il pourra livrer sa production. Et il y a pour cela des raisons techniques bien précises, liées à la notion de monopole naturel : il est évidemment absurde d’avoir deux camions laitiers sur la même tournée pour le seul plaisir de donner aux agriculteurs l’impression de pouvoir mettre les laiteries en concurrence.  C’est là une situation bien répertoriée dans tous les manuels de 1ère année d’économie, où l’on prend l’exemple des lignes de chemins de fer :  il serait absurde de construire deux lignes de chemin de fer parallèles pour le plaisir de mettre en concurrence deux trains qui partiraient et arriveraient à la même heure. Il faut donc s’accommoder du fait que le transport ferroviaire est un monopole. Il en est de même, mutatis mutandis pour l’agriculture, du seul fait qu’elle occupe l’espace géographique.

Or l’existence des monopoles naturels est fort mal prise en compte par le droit de la concurrence. Par exemple, on impose la concurrence aux compagnies de chemin de fer. Mais pour éviter d’avoir à construire de nouvelles lignes, les trains des différentes compagnies rouleront sur les mêmes voies : dès lors, le propriétaire des voies, celui qui définira les créneaux horaires, fera marcher les aiguillages et évitera les collisions, celui-là, quel qu’il soit, sera en situation de monopole… On voit bien, ainsi, que l’on a fait que déplacer le problème. La situation est la même dans beaucoup de domaines agro-alimentaires. C’est donc là que se trouve l’origine de certaines au moins des difficultés évoquées au cours de cette séance de l’Académie d’Agriculture, en particulier celles qui ont trait à l’équilibre des pouvoirs de négociation au sein des filières.

Mais ce n’est pas tout, ni même l’essentiel. L’essentiel, c’est la possibilité, en faisant jouer la concurrence, d’obtenir des prix raisonnablement stables et significatifs, où le prix se situe toujours au voisinage du coût de production. De fait, pour qu’un marché fonctionne bien, il n’est pas suffisant qu’il puisse être « en équilibre » à un moment donné, l’offre étant égale à la demande. Il faut encore que cet équilibre soit stable, c’est à dire que le système tende à y revenir quand on l’en écarte, comme une bille au fond d’une tasse (à la différence d’une bille en équilibre instable à la pointe d’un crayon).

La stabilité des équilibres est un sujet important et pointu en économie comme dans beaucoup d’autres disciplines. Dans le cas des marchés, il existe tout de même un assez large consensus sur le fait qu’un équilibre de marché est stable si, au voisinage de l’équilibre, la demande est plus sensible au prix que l’offre. Ce n’est généralement pas le cas des produits agricoles. Certes, une augmentation du prix du poulet conduira-t-elle rapidement à un effondrement de la demande de poulet, qui se reportera sur le porc…Mais le prix du porc, alors, augmentera aussi, et on se retrouvera bientôt confronté au fait que, globalement, la demande alimentaire est fondamentalement rigide, tandis que, grâce aux stocks, l’offre, au contraire est relativement élastique à court terme. De là résultent les fluctuations de prix si fréquentes sur les marchés qui nous intéressent. Les fluctuations associées à ces mécanismes sont beaucoup plus puissantes que celles dues aux mauvaises récoltes, lesquelles sont pratiquement négligeables à l’échelle d’un pays aussi vaste, avec des climats aussi variés, que la communauté européenne,

Or ces fluctuations ont des coûts gigantesques. Il est donc tout aussi important de les supprimer que d’éviter de construire deux lignes de chemin de fer quand une seule suffit. Il serait donc tout à fait justifié de faire jouer la notion de monopole naturel dans toutes ces questions de politique agro-alimentaire. Elle justifierait des actions de régulation, mais celle-ci ne pourraient pas être basées sur la concurrence. Celle-ci, dans les conditions des marchés à demande rigide, comme c’est le cas en agro-alimentaire, ne peut produire que de l’instabilité, elle-même génératrice de coûts plus élevés (il faut se prémunir contre les variations de prix, et cela coûte cher !). Instaurer la concurrence dans l’agro-alimentaire se trouve par conséquent complètement en contradiction avec l’objectif d’améliorer la compétitivité, c’est à dire, finalement, la capacité à vendre moins cher ….

1 Ceci est une version remaniée par l’auteur de l’exposé de conclusion de cette séance. Pour plus d’information sur la séance : https://www.academie-agriculture.fr/actualites/academie/seance/academie/la-concurrence-levier-de-competitivite-pour-les-agriculteurs?040418

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