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Que peut faire la France pour lutter contre la concurrence déloyale ?

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Cet article est le dernier volet de notre analyse des réponses gouvernementales à la crise agricole. La dernière revendication des agriculteurs que nous analyserons ici peut se résumer ainsi : « n’importons pas l’agriculture que nous ne voulons pas sur notre sol, et refusons les importations de produits qui ne sont pas issus de systèmes avec des normes comparables aux nôtres ».

Mais quelle est la capacité réelle du gouvernement à répondre à cette exigence ?

Analyse des impacts de la clause de sauvegarde annoncée sur le thiaclopride

La réponse gouvernementale immédiate est aujourd’hui très mince, et concerne l’annonce d’une clause de sauvegarde pour les fruits et légumes traités au thiaclopride. Pour comprendre la portée de cette mesure, quelques éléments d’appréciation sont nécessaires :

Encadré 1 : le thiaclopride, un des 5 néonicotinoïdes interdits par la France

Le thiaclopride fait partie des 5 substances relevant de la famille des néonicotinoïdes : la clothianidine, l’imidaclopride, le thiaméthoxame, l’acétamipride et le thiaclopride. A l’échelle de l’Union, l’usage de quatre néonicotinoïdes a été restreint dès 2013 et interdit en 2019 pour le clothianidine et le thiaméthoxame, et en 2020 pour l’imidaclopride et le thiaclopride pour l’usage en plein champ, toutes cultures confondues[1], mais des dérogations pouvaient être demandées par les Etats-Membres au cas par cas, selon des besoins spécifiques liés à certaines cultures.

En France, l’utilisation de ces 5 néonicotinoïdes a été interdit dès 2018, et assortie ensuite de dérogations spécifiques pour la betterave (qui ont pris fin en 2023). Contrairement aux agriculteurs français, les agriculteurs européens peuvent encore utiliser l’acétamipride.

Encadré 2 : Union Européenne, limites maximales de résidus (LMR) et seuil de détection

Depuis 2005, l’Union Européenne impose des limites maximales de résidus à tous les produits importés pour toutes les substances actives (qui sont actuellement approuvées, qui ne sont plus approuvées et qui n’ont jamais été approuvées dans l’Union européenne). Il existe une LMR définie pour chaque couple « Denrée (fruit, légume ou céréale) – Substance active de pesticide »[2].

La plus petite LMR que l’UE peut imposer correspond à la limite de détermination (LD), c’est-à-dire la plus faible quantité de substance active qu’un instrument de mesure peut détecter dans le produit concerné.

Ces LMR évoluent avec le temps, en fonction :

– d’une part de l’évolution des connaissances scientifique sur l’impact des molécules pour la santé du consommateur, qui font ainsi évoluer les normes admises au sein du Codex Alimentarius qui sert de référence internationale pour la mise ne place de ces barrières à l’importation. L’UE peut mettre en place des LMR inférieures aux normes du Codex si elle fournit des études suffisamment robustes à l’OMC pour démontrer qu’il existe un risque qui justifie un abaissement de ces limites.

– d’autre part des demandes de tolérance à l’importation émanant de nos partenaires commerciaux qui doivent justifier de l’absence de danger pour le consommateur.

– et enfin de la règlementation interne de l’UE. La suppression de l’autorisation d’utiliser une substance au sein de l’UE peut entrainer un abaissement de la LMR du produit concerné, mais ce n’est pas toujours le cas[3].

Chaque année, des LMR vont être modifiées par la règlementation européenne, à la baisse mais aussi à la hausse pour « répondre aux besoins du commerce international »[4].

Pour lutter contre la concurrence des importations issues de pays qui utilisent des néonicotinoïdes, l’Union Européenne a ainsi pris la décision d’abaisser les limites maximales de résidus (LMR) de clothianidine et au thiaméthoxame au seuil de détection le 2 février 2023. Cette interdiction concerne l’ensemble des produits agricoles mais pas les produits transformés, et ne concerne pas non plus les usages industriels. Elle est donc particulièrement inefficace pour le sucre, dont les usages sont multiples, et à l’intérieur duquel on ne peut pas retrouver de résidus de néonicotinoïdes, même si ceux-ci ont été utilisés durant la culture, du fait des processus d’extraction et de traitement.

Cette décision unilatérale de l’Union Européenne, applicable à partir du 7 mars 2026, suscite beaucoup de remous à l’OMC[5] (les autres pays demandent à l’UE de modifier cette règlementation avant son application) parce que pour la première fois l’UE motive cette décision pour protéger les pollinisateurs et non les consommateurs.

Pour les autres néonicotinoïdes interdits, les LMR restent plus élevées. En ce qui concerne spécifiquement le thiaclopride, la Commission a juste proposé d’abaisser la LMR pour les pêches et des poivrons doux/piments doux le 24 novembre 2023, ce qu’a refusé le Parlement Européen qui réclame un abaissement de la LMR au seuil de détection pour tous les produits[6].

Dans un contexte qui exigeait une annonce en matière de clause-miroir, la France a donc timidement repris le flambeau en annonçant une clause de sauvegarde pour le thiaclopride… mais qui ne concernera que les fruits et légumes. Etant donné que l’UE a déjà l’intention de légiférer en la matière, elle ne prend pas un gros risque politique en s’avançant sur cette question.

La capacité limitée de la France à imposer des clauses miroir

On peut donc se demander pourquoi :

  • L’UE n’applique des LMR réduites que pour 2 des 4 néonicotinoïdes interdits
  • La décision de la France est réservée à ce seul néonicotinoïde et pas aux autres

On peut également s’interroger sur la capacité de la France à capacité à dupliquer ce type de mesure et celle de l’exécutif à assumer ses propres annonces : « Cet exemple, c’est le signe de la nouvelle politique qui sera la nôtre : des mesures miroir partout, des clauses de sauvegarde pour lutter sans relâche contre la concurrence déloyale ».

Jusqu’alors, la France a été capable d’imposer unilatéralement 3 clauses miroir :

2 concernent les cerises fraîches : suite à l’interdiction du diméthoate en 2016, la France a interdit chaque année les importations de cerises fraîches en provenance de pays qui n’ont pas interdit l’utilisation de cet insecticide pour la production de cerises de bouche, à l’exception des cerises bio, jusqu’à l’interdiction de la molécule au niveau européen en 2020 et l’abaissement de la LMR associée. Elle a récidivé l’année dernière suite à l’interdiction du phosmet au niveau français et européen fin 2022, en appliquant une clause de sauvegarde similaire le 25 mars 2023 pour un an, en attendant l’abaissement de la LMR européenne appliquée le 15 septembre 2023.

1 concerne les antibiotiques de croissance utilisés en élevage, interdits au sein de l’Union Européenne depuis 2006. Si le règlement 2019/6 relatif aux médicaments vétérinaires impose que les produits importés dans l’Union proviennent d’animaux n’ayant pas été traités avec des antibiotiques de croissance et que son application aurait du être effective depuis 2022, il manque encore des règlements d’application au niveau européen pour faire appliquer cette interdiction[7]. La France a pris unilatéralement un arrêté qui a interdit à partir du 22 avril 2022 pour une durée d’un an, l’importation et la mise sur le marché en France de viandes et produits à base de viandes issus d’animaux provenant de pays tiers à l’Union européenne ayant reçu des antibiotiques facteurs de croissance, qui a été renouvelé le 27 février 2023.

Néanmoins, de l’aveu même de Julien Denormandie, alors ministre de l’Agriculture et à l’origine du premier arrêté, « ce décret national n’avait qu’un effet limité (…) et était même illégal (car c’est une compétence européenne), mais il avait l’immense avantage de piquer au vif la Commission Européenne et de la forcer à agir »[8]. Cet arrêté fait reposer sur les importateurs la charge de collecter des informations sur la provenance des viandes (qui transitent souvent par des Etats-Membres de l’UE » et d’évaluer eux-mêmes le risque que les animaux aient reçu des antibiotiques facteurs de croissance, sans instruction détaillée sur la procédure à suivre ni les mesures à mettre en œuvre, et son utilité reste en effet questionnable.

La clause de sauvegarde pour le diméthoate et le phosmet pour les cerises de bouche est donc jusqu’ici la seule clause miroir que la France soit réellement parvenue à imposer et faire appliquer. L’interdiction était particulièrement forte puisqu’elle portait sur la provenance, et non pas sur les résidus : elle bannissait les cerises en provenance de pays qui n’avaient pas interdit l’utilisation de ces insecticides pour la production. Elle était donc à la fois plus facile à appliquer et plus efficace que l’application d’une LMR, qui nécessite d’être vérifiée par des prélèvements sur un produit et qui peut ne pas trouver de molécules selon le moment où le pesticide a été utilisé durant la culture. Mais elle est beaucoup plus compliquée à imposer dans le cadre de l’OMC où c’est la protection du consommateur qui prime et donc, les caractéristiques du produit fini.

 

Points à retenir et conclusions

  • Il est très difficile d’imposer une clause de sauvegarde dans le cadre européen et au niveau de l’OMC. Celle-ci doit être motivée par une analyse approfondie des risques pour le consommateur, et jusqu’alors la protection de l’environnement ne pouvait pas être considérée comme un motif suffisant (l’évolution des discussions au sein de l’OMC concernant l’abaissement des LMR pour les néonicotinoïdes décidée par l’Union sera donc à suivre de près).

A ce jour, la France ne peut donc pas imposer de clause de sauvegarde liées à l’interdiction de molécules pour des raisons environnementales ou de bien-être animal, alors que les interdictions portent principalement sur ces motifs. Elle peut le faire pour protéger les consommateurs d’un risque avéré, et l’appliquer pour des produits non transformés à destination de la consommation humaine, mais s’exposerait pour les autres productions à des représailles commerciales. Ainsi, l’abaissement de la LMR pour le phosmet au niveau européen au seuil de détection concerne exclusivement les fruits et les pommes de terre. Pour le colza importé par exemple la LMR est beaucoup plus haute alors que l’interdiction d’utilisation du phosmet s’applique sur toutes les cultures en UE et pénalise nos producteurs.

  • Les mesures miroir attendues par les agriculteurs sont à l’image de celle qui a été mise en place pour les cerises fraîches : il s’agit d’interdire les importations issues de pays qui n’ont pas les mêmes normes de production pour chaque produit. Mais la France ne peut le faire que lorsque l’UE n’a pas légiféré en la matière, et la règlementation européenne ne s’adresse qu’aux résidus que l’on retrouve dans les produits. Cette règlementation n’apporte aucune garantie sur le fait que la molécule concernée n’ait pas été utilisée durant le cycle de culture et va donc moins loin que l’interdiction française.
  • Au-delà des limites intrinsèques propres aux LMR, la capacité de l’UE à contrôler les importations pose question. Rappelons à nouveau que l’UE ne parvient pas à contrôler toutes les LMR en vigueur, ni à faire appliquer correctement les LMR qui font l’objet de contrôles, comme l’a démontré un rapport du sénateur Laurent Duplomb[9] : « au regard des 1 498 substances à contrôler, (…) plus de 900 substances actives ne sont presque jamais contrôlées par les autorités sanitaires aujourd’hui ». La création d’une « force sanitaire et agricole européenne » pourrait être une bonne nouvelle, à condition qu’elle soit dotée des moyens nécessaires à la réalisation de sa mission.
  • Le délai entre l’application d’une interdiction sur le sol européen et l’application d’une clause de réciprocité est très long. Si l’on reprend l’exemple des antibiotiques de croissance, l’interdiction date de 2006 et la mesure miroir n’est toujours pas appliquée à ce jour.

Enfin, aucune mesure n’est annoncée en ce qui concerne le refus d’importations au regard de préoccupations concernant le bien-être animal. Quand le Président de la République indique « La surtransposition, c’est quoi ? C’est quand nous, Français, on a tendance à prendre des règles qui sont encore plus dures que ce qu’on décide au niveau européen. Ça avait été fait par le passé, nous n’en avons plus pris par voie législative depuis 2017 », on peut utilement lui indiquer que la France a interdit en 2022 le broyage des poussins mâles et la castration à vif des porcs, et qu’aucune de ces deux mesures n’est obligatoire au sein de l’Union Européenne.

La mise en œuvre de clauses miroirs portant sur les normes de production implique une forme d’ingérence de l’UE dans la règlementation des autres pays, puisqu’il s’agit d’imposer des normes qui correspondent à des choix sociétaux. En l’absence de résidus, il n’est en effet pas possible d’argumenter sur les risques en matière de santé. La faisabilité des clauses miroir reste donc toujours à démontrer et on peut d’ailleurs rappeler qu’aucun des accords de libre-échange conclu récemment ne contient de clause miroir.

Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies 

Le 19 février 2024

[1] Il s’agit bien de restrictions portant uniquement sur les usages agricoles : par exemple, l’imidaclopride est toujours autorisée en vente libre au sein des colliers antipuces des animaux. Un collier de 70 cm (45 g) pour un chien de plus de 8 kg contient 4,50 g d’imidaclopride, tandis que la quantité maximale de substance admise par hectare (pour 10 000 m² donc !) pour un semis de betterave était de 87,75 g, soit moins d’une vingtaine de ces colliers.

[2] https://agriculture.gouv.fr/maitrise-des-produits-phytosanitaires-limites-maximales-de-residus-lmr

[3] Outre l’exemple des néonicotinoïdes ici détaillé, pour une même molécule, on peut observer un traitement différencié selon les produits, voir l’exemple du fenpropimorphe, interdit au sein de l’UE depuis 2019 mais qu’on peut retrouver dans les bananes importées https://www.phytocontrol.com/veille-reglementaire/publication-du-reglement-ue-2023-710-modification-de-lmr/

[4] Pour des augmentations récentes de LMR, voir :

[5] Voir https://docs.wto.org/dol2fe/Pages/SS/directdoc.aspx?filename=r:/G/C/M146.pdf&Open= ou https://eping.wto.org/fr/tradeconcerns/details?imsId=86&domainId=CMA

[6] https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/B-9-2024-0057_FR.html

[7] L’article 5 du règlement délégué (UE) 2023/905 de la Commission du 27 février 2023 prévoit qu’un acte d’exécution à venir définisse une liste de pays tiers agréés qui pourront exporter leur viande vers l’UE sans avoir besoin de certificat officiel. A ce jour, cette liste n’existe toujours pas. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=OJ%3AL%3A2023%3A116%3AFULL

[8] Citation issue de l’excellent ouvrage d’Erik Orsenna et de Julien Denormandie, « Nourrir sans dévaster », Flammarion, 2024

[9] https://www.senat.fr/rap/r20-368/r20-368-syn.pdf

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