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La Zone de libre-échange continentale Africaine (ZLECAF) : facteur de croissance ou risque de fragilisation des pays les plus pauvres ?

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Alors qu’un récent rapport de la Banque mondiale explique que la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) est « une véritable occasion de stimuler la croissance, de réduire la pauvreté et d’élargir l’inclusion économique en Afrique, et cela malgré la crise engendrée par le coronavirus » par une hausse des revenus de 7%, l’avis des économistes spécialistes de la question est nettement moins optimiste. Cet accord, qui ratifie le démantèlement des barrières tarifaires entre 54 des 55 pays africains, vise à créer un marché commun, supposé permettre de partir à la conquête des marchés d’exports.

Pour autant, à quelques mois de sa mises en œuvre, certains « détails » ne sont toujours réglés : comme le souligne l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembele en notant qu’il reste encore à  « s’entendre sur les règles d’origine, ou comment libéraliser les barrières douanières« . La mise en application de cet accord qui devait avoir lieu le 1er juillet 2020, a finalement été repoussée à janvier 2021, officiellement en raison de la Covid.

Nous reprenons ici une interview de Jacques Berthelot pour Ecofin, agroéconomiste et spécialiste des politiques agricoles. Alors que le projet semble désormais proche d’aboutir, plusieurs inquiétudes transparaissent. Il indique ainsi que si l’intention est bonne, l’organisation de sa mise en œuvre l’est moins. L’Afrique manque encore des infrastructures nécessaires à sa compétitivité. Penser que la négociation d’accords de libre-échange lui permettra de prospérer alors que la circulation des biens et des personnes manque encore largement de fluidité est selon lui illusoire. L’abaissement des droits de douane entre Etats africains va porter préjudice aux moins développés qui risquent de se voir submergés par les exportations des plus avancés.

Agriculture Stratégies ouvre à travers cet article une problématique plus large, celle de l’évolution du multilatéralisme et de la nécessaire protection des pays en développement dont le secteur agricole représente une part significative de l’activité et des rentrées budgétaires. Nous consacrerons dans les prochains mois d’autres articles à cette question et proposerons aux experts et élus d’apporter leur contribution pour mieux cerner les problèmes et solutions qui s’y attachent.

Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies

Le 9 octobre 2020


 

« L’Afrique doit miser sur une protection tarifaire plus importante de son agriculture » (Jacques Berthelot)

21 août 2020 Agence Ecofin

(Agence Ecofin) – Avec l’Accord de libre-échange continental africain (ZLECAf), plusieurs opportunités s’annoncent pour les pays dans différents pans de l’économie. De grands espoirs sont fondés en particulier sur les échanges agricoles intérieurs, compte tenu du déficit alimentaire et de l’importance des emplois agricoles. Si cet optimisme ne se dément pas dans les différents discours ou rapports publiés ces dernières années, il faudrait toutefois prendre le temps de consolider d’abord les Communautés économiques régionales (CER) et tenir compte des spécificités agricoles sous peine d’essuyer des désillusions, selon Jacques Berthelot, agroéconomiste et spécialiste des politiques agricoles. Dans une interview accordée à l’Agence Ecofin, l’expert décrypte les différents enjeux agricoles de la ZLECAf.

Agence Ecofin : Le lancement de la ZLECAf fait naître beaucoup d’espoirs en matière d’amélioration des échanges de produits agricoles sur le plan continental. Partagez-vous cet optimisme?

Jacques Berthelot : Je pense, pour ma part, qu’il s’agit d’un projet très intéressant qui n’a du sens qu’à long terme. C’est un objectif très louable, mais il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Je constate malheureusement que le projet est mis en œuvre de façon précipitée parce que les Communautés économiques régionales (CER) sont loin d’avoir achevé leur intégration régionale, y compris sur le plan de l’élimination des droits de douane, comme l’a constaté l’examen des politiques commerciales de l’UEMOA par l’OMC, en septembre 2017, et a fortiori cela est-il vrai dans la CEDEAO.

Même si des produits agricoles comme non agricoles importés hors CEDEAO sont déjà dédouanés par exemple à Dakar, Tema, Lomé ou Abidjan, et devraient entrer dans les autres pays sous le régime de la libre pratique, leurs besoins budgétaires les conduisent à des prélèvements divers même s’il ne s’agit pas d’une réimposition des droits de douane perçus dans ces ports. Et il y a surtout les prélèvements illicites des diverses forces de l’ordre comme les douaniers, les militaires, les gendarmes ou les agents de police qui peuvent être supérieurs aux droits de douane et qui freinent beaucoup l’acheminement des produits.

En promouvant la ZLECAf, l’Union africaine oublie les multiples contraintes qui font obstacle à son intégration. Je veux parler des déficits en infrastructures, notamment de transport ; de l’accès à l’énergie et à l’eau ; de compétences techniques ; de l’accès au crédit à des taux raisonnables ; de la forte disparité des politiques monétaires et des taux de change, en particulier l’absurdité du maintien du franc CFA dans l’UEMOA et la CEMAC ; des énormes écarts dans les droits de douane, notamment agricoles, et dans les niveaux de vie, etc. Pour revenir sur les transports, il est moins cher de faire venir les produits chinois jusqu’à Lagos que de les faire venir du nord du pays (Nigeria, Ndlr). C’est pareil pour le maïs américain, dont le transport de Chicago à Lagos coûte moins cher que le convoyage depuis le nord du pays.

Tout cela pour dire que la ZLECAf est un projet légitime qui risque de faire flop tant que les CER ne seront pas arrivées à renforcer leur intégration interne avec une harmonisation des règles de libre circulation des produits. La ZLECAf est un processus qui doit venir en complément de la consolidation des communautés économiques régionales, et parachever, à la fois, les libres échanges internes dans chaque communauté, le règlement des questions liées à tous les obstacles, notamment les prélèvements illicites réalisés par les agents des forces de l’ordre qui sont parfois supérieurs aux droits de douane eux-mêmes.

AE : Quid des effets bénéfiques anticipés de la baisse des droits de douane sur le commerce entre les pays africains ?

Jacques Berthelot : Lorsque l’on parle de baisse des droits de douane entre pays africains, cela ne signifie pas seulement au profit des citoyens africains. Il y a en Afrique de nombreuses multinationales étrangères, notamment européennes, présentes dans le secteur bancaire et le commerce de gros, notamment des produits agricoles et agroalimentaires. Ce sont elles qui seront les premières bénéficiaires de la libéralisation des échanges. Elles vont évidemment avoir tendance à concentrer leurs moyens dans les pays où elles sont plus compétitives pour profiter de la baisse des droits de douane, de façon à exporter vers les autres. Mais la baisse des droits de douane, que ce soient les taxes à l’exportation ou les droits à l’importation qui supportent la TVA, va pénaliser énormément les pays les moins compétitifs et creuser des trous dans les budgets publics, parce qu’il y a très peu d’entreprises qui payent des impôts sur les sociétés et très peu de particuliers qui payent aussi des impôts sur le revenu, et peu d’entreprises qui paient la TVA, en raison de la prédominance du secteur informel.

Concernant la ZLECAf, rien n’est encore clair sur une éventuelle mise en place de mécanismes de compensation pour les pays peu compétitifs sur le plan agricole, qui vont souffrir d’une perte de compétitivité importante avec la réduction de ces droits de douane. Par ailleurs, lorsque les défenseurs de la ZLECAf disent qu’il faudrait absolument éliminer les droits de douane sur le commerce agricole parce qu’ils sont supérieurs à ceux sur les autres produits, cela ne tient pas compte du fait que l’Afrique reste très déficitaire dans ses échanges alimentaires.

Si on ne tient pas compte des exportations des produits alimentaires de rente comme le café, le cacao et le thé, le déficit de la balance agroalimentaire est d’autant plus important. Il est absurde de constater que les décideurs oublient que les deux tiers des actifs d’Afrique subsaharienne et le tiers d’Afrique du Nord exercent dans l’agriculture, l’élevage ou la pêche. La suppression des droits de douane entre les pays membres de l’UA pose de graves problèmes. D’autant plus que les exportations agricoles de l’UE bénéficient de subventions massives et que cette dernière impose en plus à tous les pays qui ont signé des Accords de partenariat économique (APE) d’éliminer 80 % des droits de douane sur ses exportations. Ce qui est déjà un désastre pour les pays d’Afrique subsaharienne signataires.

Mais avec la ZLECAf, c’est encore plus grave parce que c’est 90 % de droits de douane qui devront être supprimés. Heureusement que le Nigeria, bien qu’il ait signé l’accord sur la ZLECAf, ne l’a pas ratifié parce que justement ce serait un désastre pour l’agriculture nigériane qui a maintenu des droits de douane très élevés, bien au-delà d’ailleurs du Tarif extérieur commun (TEC) de la CEDEAO, parce qu’il ajoute toujours des droits supplémentaires. Par exemple sur le riz le TEC est de 10 % et le Nigeria rajoute 50 %.

AE : D’après un rapport de l’UNECA, la ZLECAf devrait contribuer à l’amélioration des exportations africaines de produits agroalimentaires vers le reste du monde, d’ici 2022, avec des gains pour des produits comme le blé, les céréales, le sucre, la viande, le lait et les produits laitiers. Quelle est la part de vérité de cette assertion?

Jacques Berthelot : Je pense que ces données sont complètement irréalistes. Les statistiques disent autre chose de la situation. Le déficit de l’Afrique sur ces produits est énorme. Pour ces quatre produits, le déficit était de 30 milliards de dollars en 2016, dont 19 milliards $ pour les céréales, 4 milliards $ pour le sucre comme pour la viande et 3,3 milliards $ pour les produits laitiers. L’Afrique n’exporte pratiquement pas de blé et les échanges minimums en blé en Afrique sont des réexportations d’importations du reste du monde.

Cette profonde méconnaissance de la réalité des échanges agricoles souligne une des lacunes majeures du processus de la ZLECAf qui est de ne pas avoir associé à son élaboration un minimum d’organisations paysannes et d’ONG qui les assistent. Même le plus grand investisseur africain, Dangote, est opposé à la ZLECAf parce qu’évidemment il tire avantage de la protection intérieure importante qu’il y a au Nigeria sur les importations de ciment, pour ne parler que de ce produit.

AE : Certains estiment que la ZLECAf peut permettre aux pays africains de peser dans les négociations agricoles, notamment à l’OMC. Quel est votre avis sur le sujet?

Jacques Berthelot : La ZLECAf ne va pas du tout renforcer le pouvoir de négociation de l’UA au niveau mondial. Les CER ne sont pas membres de l’OMC et tant que cela ne sera pas le cas, elles n’auront pas le pouvoir de peser dans les négociations à l’OMC, qui ne portent que sur les droits de douane consolidés et non sur les droits appliqués. Ce qu’il faut est que chacune des CER – que ce soit par exemple la SADC, l’EAC, la CEDEAO ou la CEMAC – devienne membre de l’OMC, un statut qui leur permettra de faire ce que la plupart des grands pays font actuellement : relever leurs droits de douane appliqués en fonction des besoins de protection du marché tant que cela ne dépasse pas le niveau des droits consolidés.

Par ailleurs, le gros danger est qu’au-delà de la ZLECAf, l’ambition est aussi de mettre en place un TEC continental. Pour l’instant, ça n’a pas encore été adopté, mais l’UNECA [Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, Ndlr] pousse à cela, en estimant que le TEC permettrait d’augmenter les importations, mais aussi les exportations. Elle s’appuie pour cela sur un raisonnement de courte vue qui consiste à dire que la baisse des droits de douane sur les importations extra-africaines permettra d’importer à moindre prix les consommations intermédiaires et les biens d’équipement ; ce qui, associé au coût du travail en Afrique, inférieur à celui de l’Asie, aiderait l’Afrique à devenir plus compétitive que la Chine sur les exportations mondiales de biens manufacturés.

Mais cette manière de voir les choses fait l’impasse sur les multiples handicaps structurels de taille déjà évoqués, qui minent le développement de l’industrie manufacturière en Afrique. Je pense qu’avant d’instaurer un TEC au niveau de l’Afrique, il faut déjà rendre fonctionnels les TEC des CER qui existent et faire en sorte qu’elles obtiennent des droits de douane consolidés à l’OMC. Par exemple, même si tous les membres de la CEDEAO sont membres de l’OMC à titre individuel et y ont donc des droits consolidés, la CEDEAO n’en a pas, car elle n’est pas membre de l’OMC. Les 15 pays ne peuvent pas augmenter les droits de douane au-delà des 35 % pour les 130 lignes tarifaires du TEC qui ont été agréées depuis le nouveau TEC de 2015, et qui concernent surtout des produits alimentaires.

AE : La libéralisation tarifaire au niveau agricole semble plus contreproductive qu’utile, selon vous, pour le développement de l’agriculture africaine. Que préconisez-vous ?

Jacques Berthelot : Si on a la volonté politique d’aboutir à un continent qui à long terme réduirait son déficit alimentaire et deviendrait autosuffisant pour les produits alimentaires de base dans un contexte de très forte croissance démographique, il faut utiliser les moyens de protection utilisés par tous les pays développés, y compris ceux d’Asie, qui continuent à mettre des droits de douane très élevés sur les importations alimentaires. Tout ceci parce que les produits alimentaires ne sont pas comme les autres et dépendent fortement des aléas climatiques. Or, ces aléas vont être de plus en plus importants dans les prochaines années, selon les prévisions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

L’Afrique doit vraiment avoir le souci de protéger les agriculteurs qui représentent les deux tiers de la population au sud du Sahara et un tiers au Nord pour améliorer sa sécurité alimentaire avec des denrées qui peuvent être produites localement et pas forcément importées. Il faut donc assurer des prix rémunérateurs et stables à moyen et long terme aux agriculteurs pour qu’ils puissent investir en toute sécurité et aussi pour que les banques leur accordent des crédits parce qu’elles seront assurées que les agriculteurs auront donc des prix minimums qui leur permettront de rembourser ces prêts.

Evidemment, si on augmente les prix agricoles, à un niveau très supérieur à ce qu’ils sont actuellement pour assurer la rentabilité de la production (ceci par des protections douanières importantes), cela va pénaliser les consommateurs défavorisés, en fait la majorité des citoyens. Mais il faut alors mettre en place des aides alimentaires internes très élevées, comme celles utilisées en Inde et aux Etats-Unis ou au Brésil, qui permettent à la majorité défavorisée de la population de se procurer les aliments de base d’origine locale à des prix fortement subventionnés.

Le problème c’est que les consommateurs africains ont pris l’habitude de consommer les produits alimentaires importés, car moins chers que les produits nationaux du fait des fortes subventions dont les premiers bénéficient.

Il faut donc changer leurs habitudes alimentaires en taxant les produits importés tout en améliorant la transformation des produits locaux pour les rendre aussi faciles à consommer que le pain ou les pâtes alimentaires à base de blé. Il y a beaucoup à s’inspirer des tortillas de maïs d’Amérique centrale ou des grandes galettes de manioc du nord du Brésil. Il faut développer la production des céréales locales (mil, sorgho, maïs) et autres tubercules et glucides (manioc, igname, plantains) et protéagineux (niébé, soja), sur la base de méthodes de production agro-écologiques plus résilientes face au changement climatique. Quant au financement des aides alimentaires massives à mettre en place, cela pourrait se faire par des prêts à très long terme et très faible taux de l’Association internationale de développement (IDA), filiale de la Banque mondiale consacrée aux pays les plus pauvres.

Mais jusque-là, la ZLECAf n’a pas donné de signes sur le modèle alimentaire qu’elle va vouloir mettre en place.

Propos recueillis par Espoir Olodo

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