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Fin des semences enrobées aux néonicotinoïdes pour la betterave : quelles conséquences, quelles alternatives ?

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Christophe, plus connu sur Twitter sous le pseudo @agritof80, est producteur de betteraves dans le nord de la France. Adepte de fil de tweets documentés pour expliquer son métier, il nous explique aujourd’hui son incompréhension devant une situation qui va aboutir à une augmentation des distorsions de concurrence intra européennes, et qui va mettre la filière sucre française dans une position bien délicate.


Ça y est. C’est officiel. En tant que producteur Français de betteraves, je ne pourrai pas utiliser de néonicotinoïdes en traitement de semences pour protéger ma culture.

A lire des articles de presse ou certaines réactions sur les réseaux sociaux, beaucoup s’en réjouissent. Mais ont-ils bien compris les conséquences réelles de cette décision ? Quelques petites réactions d’un agriculteur désabusé.

La Betterave sucrière née d’un enjeu de souveraineté alimentaire

La betterave n’est pas une culture ancestrale en France. La betterave a commencé à se cultiver au début du XIXème (l’exotique maïs est apparu en France deux siècles plus tôt…). Le 21 novembre 1806, face au blocus britannique à l’encontre des ports français, Napoléon 1er répond par un blocus continental qui empêche l’arrivée des produits anglais en France. Parmi ceux-ci, le sucre de canne. Face au risque de pénurie, Napoléon incite à faire des recherches sur la fabrication industrielle de sucre de betterave. Avec succès. Le 15 janvier 1812, un décret organise la mise en culture de 100 000 hectares de betteraves. Ainsi débute l’histoire d’un fleuron de l’agriculture française.

Aujourd’hui, il y a un peu plus de 400 000 hectares de betteraves en France. La France est le 1er producteur de sucre au niveau de l’UE, qui produit la moitié du sucre de betterave dans le monde. Mais nous restons des petits producteurs face aux géants de la canne (Brésil, Inde, Thaïlande), puisque 80% du sucre mondial est produit à partir de canne à sucre.

A noter que depuis 12 ans, l’Union Européenne n’a été exportatrice qu’une seule année. Elle est structurellement dépendante des importations de sucre.

La Betterave, du sucre mais pas que…

La betterave est aussi utilisée pour produire de l’alcool. On la retrouve dans le biocarburant E85 dont la consommation a monté de 85% en 2022. On retrouve l’alcool de betterave dans l’alimentation (dans le fameux pastis), la parfumerie, la pharmacie. Si la France n’a pas craint la pénurie de gel hydroalcoolique pendant la crise du COVID, c’est grâce à la betterave.

Que ce soit le sucre ou l’alcool, l’absence de production de betteraves menacerait grandement le maintien sur le territoire Français de ces industries qui risquent de préférer rejoindre les pays producteurs que de dépendre d’importations.

La betterave, c’est aussi du fourrage pour les vaches grâce aux pulpes surpressées et sèches, fourrages qui sont particulièrement importants pour nous éleveurs les années de sécheresse. Pour donner un chiffre, pour compenser la fin des pulpes de 400 000ha de betteraves, il faudra avant toute chose les remplacer par 135 000ha de maïs fourrage.

En parlant de fourrages, la fin de la betterave et donc des déshydratations de pulpes signifierait faute de rentabilité des usines de déshydratation la fin de la filière luzerne déshydratée : la luzerne ne suffirait pas pour continuer à faire tourner les usines dans les zones productrices de betterave. Un risque donc qui pèse fort sur les 70 000ha de luzerne qui partent aujourd’hui en filière de déshydratation avec des conséquences assurées sur les pollinisateurs en France (les abeilles adorent les luzernes en fleurs).

   Les pulpes étant également valorisables par la méthanisation, les pulpes en moins, c’est autant de gaz russe à importer en plus.

La Betterave, une culture qui s’inscrit dans une agriculture plutôt résiliente

J’ai été surpris de lire le terme de “monoculture de betterave” sur les réseaux sociaux. C’est la canne à sucre, le concurrent, qui est une monoculture implantée pour plusieurs années.

La betterave n’est jamais cultivée 2 années de suite sur la même parcelle. Dicotylédone de la famille des chénopodiacées (on n’a que le quinoa et l’épinard dans cette famille), elle casse parfaitement le cycle des ravageurs ou des adventices (mauvaises herbes) d’autres cultures et notamment des céréales semées à l’automne (blé/orge). Elle est donc très importante dans une rotation.

Côté climat, pour les autres cultures, le stade critique où les plantes sont plus sensibles c’est souvent le moment de la floraison. La betterave elle, ne fleurit pas la première année (on la récolte avant qu’elle n’atteigne ce stade). Son rendement dépend d’un cumul de stockage dans les racines, une accumulation de sucre produit par la photosynthèse, ce qui fait qu’elle réussit assez bien à surmonter les aléas du changement climatique.

La Betterave a un talon d’achille : les jaunisses transmises par les pucerons

Mais il suffit d’une piqûre de puceron vert pour que 1 des 4 (peut-être 5) virus de la jaunisse soit transmis aux plantes de betteraves. Plus le virus arrive tôt, plus les dégâts pour la betterave sont importants. Jusqu’à 50% de perte de rendement, voire plus si en même temps les plantes subissent d’autres aléas comme une sécheresse.

Face à des pucerons virulifères, les stratégies agronomiques développées pour gérer des grosses colonies de pucerons comme on rencontre sur d’autres cultures sont inopérantes. Notamment attendre l’arrivée des auxiliaires (les organismes présents dans la nature qui régulent les insectes ravageurs) pour gérer les pucerons, c’est trop tard, puisque ce n’est pas l’envahissement par des colonies de pucerons qui pose problème, mais le fait qu’ils sont porteurs de virus, et qu’une seule piqûre suffit à le transmettre.

Ainsi depuis toujours les agriculteurs ont lutté ardemment contre les pucerons de la betterave. Au début du XXème, les planteurs multipliaient les pulvérisations de décoctions de nicotine (dont sont dérivés les néo-nicotin-oïdes). Puis sont arrivés les insecticides de synthèse. Dans les années 70-80, on cumulait carbamates enfouis dans le sol et pulvérisation d’organophosphorés, des insecticides dont absolument personne, y compris les agriculteurs, ne veut le retour.

L’arrivée des néonicotinoïdes a été une révolution pour les producteurs de betteraves. Pratiques et sans manipulation (car présentés sous forme d’enrobage directement vendu avec les semences) ; leur action sur les pucerons dure 90 jours, juste assez longtemps dans le temps pour couvrir la période de sensibilité à la jaunisse ; sans danger pour l’utilisateur. Pour info, les néonicotinoïdes, vous en utilisez souvent, et à des doses bien plus élevées que les nôtres : ils sont en vente libre sous forme de colliers anti-puces des animaux domestiques ou comme “patchs insecticides” à coller contre les fenêtres.

Le retrait des néonicotinoïdes plus compliqué que prévu en Betteraves

Après 10 années d’utilisation sans encombre, des études ont montré que l’impact des néonicotinoïdes sur l’environnement était plus important qu’annoncé. Il me semble important de préciser que l’essentiel de ces études concerne des semences de blé ou de maïs qui sont pelliculées (risque de poussières qui peuvent s’envoler et contaminer l’environnement) alors que celles des betteraves sont enrobées (pas de poussière). Les différentes évaluations des risques dans le cas spécifique des betteraves montrent d’ailleurs un risque certes non nul mais maîtrisable.

Quoi qu’il en soit, on décide au niveau européen en 2018 de supprimer l’usage des semences traitées avec des néonicotinoïdes en agriculture, pour tout le monde. Si 2019 se passe sans trop de dégâts pour la betterave, c’est loin d’être le cas en 2020 avec un rendement moyen Français diminué de 30% (certaines régions sont à -50% de moyenne !).

Comme le règlement Européen l’autorise, suite à cette catastrophe, des dérogations sont données dans de nombreux pays Européens, dont la France, pour réutiliser dès 2021 ces semences enrobées en betterave. Ces dérogations s’accompagnent de contraintes pour l’agriculteur afin de s’assurer qu’aucune plante mellifère soit semée les années qui vont suivre ces betteraves (encore une fois, rappelons-le : la betterave rentre dans une rotation de cultures, au contraire d’une monoculture qu’on implante tous les ans, sans changement d’espèce). Le 18 novembre 2021, l’EFSA, l’Autorité européenne de sécurité des aliments indique que ces dérogations sont justifiées compte tenu de l’absence d’alternatives crédibles.

Pourtant, la CJUE, la Cours de justice européenne, saisie par des ONG belges, a indiqué le 19 janvier 2023 que ces dérogations n’étaient pas légales[1], parce qu’elles sont accordées pour un traitement de semences, c’est-à-dire avant la présence de pucerons, donc de façon systémique avant que le danger ne soit avéré. Certes, c’est le cas mais on sait que tous les ans on a des pucerons qui nécessitent une ou des interventions phytosanitaires.

Ironie du sort, 4 jours plus tard, le ministère Anglais de l’Agriculture accorde une autorisation pour l’utilisation de néonicotinoïdes. De quoi donner un argument aux agriculteurs qui seraient partisans du Frexit.

En vérité, pas vraiment car la France, dans son désir de “laver plus blanc que blanc”, s’est bloquée une alternative : en 2018, le parlement Français a été plus loin que la règlementation européenne et a voté l’interdiction totale de l’usage de 5 néonicotinoïdes et assimilés sous toutes leurs formes en agriculture, alors qu’au niveau européen l’un d’entre eux reste utilisable, l’acétamipride, dont l’homologation reste valable jusqu’en 2033. En conséquence, l’autre grand producteur de sucre Européen, l’Allemagne, va pouvoir laisser comme en 2022 ses agriculteurs pulvériser un traitement FOLIAIRE de néonicotinoïde, alors que les producteurs français ne le pourront pas.

J’avoue, en tant qu’agriculteur, que la perspective qu’on puisse autoriser une pulvérisation foliaire mais ne pas faire de dérogation pour traitement de semences me laisse dubitatif. Une pulvérisation foliaire présente un risque de dérive et va impacter tous les insectes y compris les volants présents en surface de la parcelle alors que le traitement de semences ne touche essentiellement que les insectes qui tentent de piquer la betterave.

A noter que l’indépendante Suisse dont l’orientation écologique de l’agriculture est souvent mise en valeur, accorde la même dérogation pour traitement foliaire de néonicotinoïdes.

Pourquoi ne peut-on pas généraliser la culture des betteraves bio ?

Les betteraves sucrières cultivées en agriculture biologique sont une exception. Environ 2000 hectares en France, soit 0,5% des surfaces.

Précisons d’abord que lors de la crise de 2020, elles ont été touchées strictement comme leurs voisines conventionnelles par la jaunisse. Tous les ans, leur rendement moyen est proche de la moitié du rendement en conventionnel (40T contre 80T en année normale ; 30T contre 62T en 2020).

Maintenir les sucreries nécessiterait donc de doubler les surfaces pour compenser un rendement plus faible. 850 000ha de betteraves ?  Impossible.

 

D’autant plus qu’en agriculture Biologique, le désherbage des betteraves est complexe avec obligation de désherbage manuel (l’équivalent en moyenne d’un mi-temps pendant 2 mois pour chaque hectare). Trouver 200 000 ou 400 000 CDI de 2 mois pour manier la binette ? Inimaginable !

Ces contraintes augmentent le coût de production des betteraves Bio. Aujourd’hui pour que des agriculteurs commencent à envisager d’en semer, les prix d’achat des racines sont 3 à 4 fois supérieurs à celui des betteraves conventionnelles. Le sucre local en Bio est un produit de luxe accessible qu’aux plus riches de notre société.

Dans le même style, les plantes compagnes (semer en même temps que les betteraves de l’avoine qu’on détruira tôt par désherbage chimique mais qui aura avant ça perturbé les vols des pucerons) présentent des résultats intéressants en symptômes jaunisse (-30%) mais compte tenu de la concurrence avec les plantes compagnes, le rendement des betteraves est d’avance diminué de 5 à 35 % ! Cela signifie donc qu’on accepte de diminuer quoiqu’il arrive le rendement des betteraves, et qu’on augmente en parallèle à la fois le coût de production (lié au semis et à la destruction de la plante compagne) et l’impact environnemental (puisqu’on ne peut pas récolter l’autre culture et qu’il faut la détruire chimiquement) pour un effet plus que limité.

L’alternative la plus crédible aux néonicotinoïdes : rendre les betteraves insensibles au virus

Depuis le début de cet article, on parle de lutte contre les pucerons. Cependant, vous aurez maintenant bien compris que le problème n’est pas les pucerons mais bien les virus que les pucerons transmettent.

La seule véritable alternative à long terme est donc de rendre les betteraves tolérantes aux virus.

Cela demande de trouver des gènes de tolérance, souvent présents sur des betteraves sauvages. Aucune garantie de trouver. Surtout qu’il faut trouver des tolérances pour 4 virus différents !  Et même si c’est le cas, il faut un long travail de sélection pour obtenir des résultats suffisants. Si les prémices de variétés de ce type sont annoncées pour 2025, c’est plutôt vers 2035-2040 que ça sera à hauteur des espérances. Pour aller plus vite, il faudrait accéder à l’édition génomique (CRISPR pour laquelle une Française a reçu un prix Nobel) mais là aussi, l’Europe reste sur le quai de cette révolution agricole alors que le monde entier (notamment la Chine et les USA) est déjà parti.

Un problème qui aurait pu être réglé depuis longtemps si l’Europe avait fait preuve de courage

Pour rendre des variétés tolérantes au virus, il y a une technique assez simple à mettre en place : la transgénèse. Oui, les fameux OGM. Pas ceux résistants au roundup de Monsanto. Non, les OGM tolérants au virus à l’instar de la papaye Rainbow de Hawaï. Cet archipel était confronté au même problème que la betterave : un virus transmis par les insectes décimait sans solution les papayes. L’économie de l’archipel menaçait de s’effondrer. Un centre de recherche publique (je répète publique) a décidé d’utiliser les plus récentes avancées scientifiques et a créé (grâce à un mécanisme d’interférence par ARN proche de la vaccination) une papaye OGM tolérante au virus : la papaye rainbow. Après avoir rassuré la population, elle a été diffusée sur Hawaï dès 1992. Aujourd’hui, les hawaïens bénéficient d’une papaye locale, bon marché pour la population qui trouve d’ailleurs du travail dans une filière exportatrice.

En conclusion, le statu quo est-il envisageable ?

Clairement, vous aurez compris que la seule alternative crédible est l’obtention de variétés tolérantes. Leur rapidité de mise en place ne dépend pas que de la filière. Elle dépend essentiellement de décisions politiques courageuses. Et ça ne passe pas par des interdictions non réfléchies.

Sans ces variétés, même avec des indemnisations comme l’a promis le ministre de l’Agriculture, nous, les agriculteurs, allons abandonner la culture au fur et à mesure que les contrats pluriannuels avec les sucreries se terminent. Les usines fermeront. On importera notre sucre. Aucune garantie qu’il soit mieux environnementalement : le sucre ne fait pas partie du pacte Européen contre la déforestation… Une culture disparaîtra des assolements alors même qu’on dit aux agriculteurs de diversifier les cultures pour être plus durable.

On importera notre éthanol pour le gel hydroalcoolique à la prochaine pandémie. Adieu E85. Les usines de luzerne de déshydratation fermeront. Le développement de la méthanisation et l’alimentation animale en prendront un coup. De même, les usines qui consomment du sucre n’auront aucun intérêt de rester en France.

Nos décideurs se rendent-ils bien compte des conséquences prévisibles depuis des années de leurs désirs de vertu ? Sincèrement, je pense que non sinon on aurait un peu moins méprisé l’avis des agriculteurs qui essaient d’expliquer ces risques depuis longtemps…

Christophe Boizard, cultivateur de betteraves
Le 7 février 2023

[1] https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2023-01/cp230012fr.pdf

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4 commentaires

  1. On parle beaucoup de la filière betteravière et plus largement les agriculteurs. Je n’ai rien contre leur activité mais quand ils sont à Paris avec leur tracteurs pour manifester et continuer a propulser leurs insecticides, je dis non.
    Par contre la filière apicole qui essaie tant bien que mal de faire vivre ses abeilles ça on n’en parle pas. Et pourtant, nous avons aussi à nous battre contre plusieurs maladies en y ajoutant aujourd’hui le frelon asiatique tueur d’abeilles.
    Pour ce qui est de parler de pénurie alimentaire ce sont pourtant aujourd’hui les abeilles qui remplacent allègrement le vent afin de polliniser la majeure partie des fleurs qui donneront de beaux fruits plus tard?
    Sont donc bien en cause les néonicotinoïdes utilisés à fortes doses qui destruisent les cerveaux de nos insectes et que propulsent aujourd’hui les agriculteurs/bétteraviers?
    C’est drôle, ces petites bêtes que l’on appellent abeilles ne font pas le poids contre des tracteurs???
    Il est grand temps de se poser la question et j’aimerai connaitre qui au conseil l’Europe envoie d’aussi sordides consignes???

  2. Je suis en parfait accord avec cet article.
    La France et l’Europe sont en train d’organiser la pénurie alimentaire. Un scandale y compris pour le reste du monde

    1. Rassurez-vous, en 2035, nous aurons une commission d’enquête parlementaire sur « la perte de souveraineté alimentaire française ».

      On fera un copier-coller de l’actuelle sur la souveraineté énergétique.

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