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Le cheptel bovin sur l’autel des gaz à effet de serre

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La Cour des comptes vient de sortir un rapport centré sur les aides attribuées aux élevages bovins, considérées principalement sous le prisme environnemental et notamment climatique. Ce rapport aboutit à deux recommandations : définir une stratégie de réduction du cheptel bovin français pour parvenir à atteindre les objectifs de réduction du méthane, et accompagner les éleveurs les plus en difficulté vers la reconversion. Les exploitations peu rentables qui apportent des bienfaits pour l’environnement doivent être soutenues, et les exploitations rentables mais peu vertueuses doivent être accompagnées vers la transition écologique. Si ce rapport contient des éléments nécessaires à la réflexion globale, ses conclusions nous paraissent hâtives et bien éloignées des compétences et des attributions de la Cour des Comptes tout en ignorant totalement les conséquences de telles recommandations.

 

La réduction du cheptel pour atteindre les objectifs environnementaux et nutritionnels, une utopie

D’après le rapport, « le respect des engagements de la France en matière de réduction des émissions de méthane (souscrits dans l’accord international Global Methane Pledge ou GMP) appelle nécessairement une réduction importante du cheptel. Cette réduction peut être aisément conciliée avec les besoins en nutrition des Français, un tiers d’entre eux consommant davantage que le plafond de 500 g par semaine de viande rouge préconisé par le plan national nutrition santé (PNSS) ».

Cet accord implique une réduction des émissions de méthane de plus de 30 % d’ici à 2030 (par rapport au niveau de 2020), et le rapprochement avec les recommandations d’une toute autre nature issues du PNSS apparait hasardeux. Les auteurs estiment qu’une « baisse raisonnable du cheptel bovin pourrait, de fait, facilement être absorbée par des comportements individuels plus vertueux, suivant les recommandations des autorités de santé ». Mais ils se gardent bien de chiffrer la baisse nécessaire à l’atteinte de ces objectifs. Il faut aller fouiller les annexes pour trouver des indications en ce sens, reprises de l’étude GESEBOV pilotée par l’Idele, qui envisage un scénario susceptible d’atteindre des baisses des émissions de GES compatibles avec les engagements du GMP. Ce scénario implique une réduction des troupeaux laitiers et allaitants de 37 % et 39 %, respectivement, allant de pair avec une baisse de la consommation de 25% de lait et de 27% de viande (entre 2010 et 2023).

 

Or, les tendances en matière d’évolution de la production et de la consommation ne sont absolument pas de cet ordre. On observe une tendance à la décapitalisation en élevage bovin, qui existe de longue date pour le cheptel laitier et de façon plus récente et marquée pour le cheptel allaitant, alors que la consommation se maintient voire augmente pour le lait et diminue peu pour la viande.

 

Tableau 1 : d’après chiffres clés GEB (Idele), France Agrimer

Et, en l’absence d’une évolution de la consommation qui corresponde à l’évolution de la production, la conséquence directe est une augmentation des importations, qui induit une perte de souveraineté alimentaire et un déplacement des émissions de gaz à effet de serre. Ces effets sont d’ailleurs renforcés par l’inflation alimentaire qui conduit les consommateurs (et donc la grande distribution et la restauration hors domicile) à rechercher les produits les moins chers possibles… donc souvent importés. On constate ainsi une augmentation des importations particulièrement marquée en viande bovine pour 2022 : la part de viande bovine importée a représenté 25,6% de notre consommation, et notre taux d’auto-approvisionnement est descendu à 90% (une perte de 5 points par rapport à la moyenne des trois années antérieures)[1] .

Et pour aller au bout du raisonnement en matière d’alimentation, on peut se demander si les Français mangent réellement trop de viande bovine. Le plafond recommandé par le plan nutrition santé de 500g/semaine inclut la consommation de toutes les viandes à l’exception de la volaille. Divisée par le nombre de Français, la consommation en 2021 correspond à une moyenne de 280 g/semaine de viande bovine consommée[2]. Elle est largement inférieure à la consommation de viande porcine qui représente à elle seule plus de 520 g/semaine (2 144 milliers de tonnes équivalent carcasse contre 1 495 milliers pour la viande bovine en 2021[3]). Alors que les recommandations portent sur la réduction de la viande bovine dans nos assiettes, celles-ci sont pourtant majoritairement remplies de viande de porc.

Figure 1 : Evolution de la consommation française de viandes, source Agreste

Rien n’indique donc qu’une baisse de la disponibilité en viande bovine permettrait au tiers des Français concerné par un excès de viande dans leur alimentation (aucun chiffre disponible ne précise dans quelle proportion existe cet excès) de retrouver une alimentation plus saine. En revanche, il est certain que la réduction de l’offre aura pour conséquence une augmentation du prix de la viande bovine de qualité qui devient d’ores et déjà de plus en plus inaccessible pour une partie des ménages.

 

Les bovins français, stigmatisés pour les émissions de GES alors qu’elles sont parmi les plus faibles au niveau mondial

Si tout au long du rapport, les auteurs tiennent à se dédouaner en rappelant les mérites de l’élevage en matière de préservation des paysages, de la biodiversité et de l’emploi, il apparait que les effets des bovins sur le réchauffement climatique leur paraissent tout de même largement primer sur ces externalités positives. Le calcul détaillé page 66 est édifiant : à partir d’une revue de littérature détaillée, les auteurs retiennent que le retournement d’une prairie permanente en culture déstockerait entre 500 kg et 1,2 tonne de carbone par an et par hectare, et qu’une vache laitière émet entre 2 et 3 tonnes d’équivalent carbone par fermentation entérique par an. Cela leur permet de conclure ainsi : « Pour la disparition d’une vache laitière et la conversion en culture de la prairie d’un hectare où elle pâture, les émissions augmentent d’une tonne de carbone par an, puisque la prairie ne stocke plus (valeur plutôt élevée choisie dans cet exemple) et les émissions entériques baissent dans le même temps de 3 tonnes de carbone par an que la vache n’émet plus (sans compter les émissions liées aux veaux). Le bilan de la disparition d’une vache est donc largement positif du point de vue des émissions de GES. ». Ce calcul est ensuite mobilisé à plusieurs reprises dans le texte pour argumenter notamment sur l’inadéquation entre les objectifs et indicateurs retenus au sein de la déclinaison nationale de la PAC et la poursuite des objectifs environnementaux, devenus essentiellement climatiques dans cette vision très orientée de la Cour des comptes.

Il nous parait donc indispensable de rappeler ici que les émissions des vaches françaises sont parmi les plus faibles du monde : pour la viande, elles sont estimées par la FAO à hauteur de 15,6 kg d’équivalent CO2 (CO2 eq) par kg, et pour le lait à 1,89 CO2 eq par litre. Le rapport rapporte également les estimations plus affinées de l’Idèle, qui « estime que la production d’un kg de viande (poids vif) émet en moyenne 14,3 kg de CO2 eq, chiffre qui peut être réduit à 8,7 kg de CO2 eq si l’on prend en compte un stockage de carbone dans les sols associés à la production de viande, loin des 27 kg relayés par nos médias, qui correspondent à une moyenne mondiale. De même, il estime qu’un litre de lait contribue à 0,93 kg de CO2 eq émis et que ces émissions peuvent être réduites de plus d’un quart (0,71 kg de CO2 eq) si l’on compte la compensation possible par stockage du carbone dans les sols ». On voit donc rapidement l’importance de la méthodologie choisie pour l’estimation de la contribution des bovins au réchauffement climatique, puisque la prise en compte de la compensation carbone au sein des exploitations diminue celle-ci de façon importante.

Et les efforts des éleveurs se poursuivent, puisque les programmes Life Carbon diary et Life Beef carbon pilotés par le CNIEL et l’IDELE, visent une réduction des émissions de l’ordre de 15 à 20 % entre 2015 et 2025. En parallèle, la recherche en génétique et nutrition animale vise à réduire le processus de synthèse du méthane lors de la fermentation entérique, dont les perspectives sont estimées par les rapporteurs à une réduction des émissions « limitée à 10 ou 20% ». Des solutions entendues donc et prises en compte par les auteurs, mais jugées clairement insuffisantes et moins efficaces qu’une réduction de cheptel (« même avec des progrès génétiques et une meilleure gestion des déjections, le premier déterminant des émissions de méthane restera donc la taille du cheptel. »)

 

Pourquoi un tel acharnement à la réduction du cheptel national, alors que même la Commission Européenne, qui a construit plusieurs scénarios de diminution du cheptel européen dans un objectif de réduction des émissions de GES, conclue qu’environ 80% des émissions évitées grâce aux différentes stratégies envisagées seraient annulées par l’augmentation d’importations qui génèrent des émissions dans d’autres régions du monde [4] ? Probablement parce que 1) les méthodes de comptage internationales ne peuvent prendre en compte la finesse des pratiques qui aboutit à réduire les émissions par animal, et affecte des coefficients standardisés selon les zones, et 2) parce que les engagements internationaux portent sur des réductions au niveau des émissions sur le territoire et pas sur une notion d’empreinte environnementale, qui inclurait également nos importations. Ainsi en France, entre 1995 et 2018, les émissions intérieures ont diminué de 30%, (4,8 tonnes équivalent CO2 par habitant en 2018), mais les émissions importées ont augmenté de 78% sur la même période en atteignant 6,4 tonnes équivalent CO2 par habitant en 2018.

Cette myopie de l’analyse de la Cour des Comptes focalisée sur un bilan doublement partiel : non prise en compte des externalités positives et déséquilibre accru des émissions de GES dû à une augmentation des importations démontrent bien que sortir de son champ de compétences pour être dans l’air du temps est un exercice périlleux pour ne pas dire fantasque.

 

Pourquoi l’élevage bovin nécessite des soutiens publics importants

Pour terminer notre analyse de ce rapport, revenons tout de même aux fondamentaux et à la mission première de la Cour des comptes, , qui vise à assurer un bon emploi des deniers publics et à évaluer leur efficacité au regard des objectifs de la collectivité nationale. Les auteurs ont semble-t-il redécouvert que l’élevage et en particulier l’élevage allaitant n’est pas une activité rentable. Les exploitations d’élevage bovins dépendent en effet largement des aides pour leur survie… Comme la majeure partie des productions agricoles. C’est d’ailleurs pour ça qu’a été créée la PAC ! Pour assurer des revenus décents aux producteurs et des prix raisonnables aux consommateurs, et permettre une production suffisante en quantité et en qualité, une donnée essentielle que certains ont tendance à perdre de vue. Il semble que les auteurs qui ont rappelé ces objectifs en introduction, estiment que les aides versées sont inefficaces sur ces points, puisque le revenu des éleveurs reste insuffisant et qu’elles seraient captées par l’aval au détriment du producteur et du consommateur. Pour autant, le rapport ne va pas plus loin et ne s’interroge pas sur ce à quoi une réduction ou une suppression de ces aides conduirait.
Figure 2 : Evolution du revenu avec et sans aides par production en euros courants, source RICA 2021 traitement Agriculture Stratégies

 

Les auteurs concluent toutefois que « le soutien à l’élevage bovin a jusqu’à maintenant permis de maintenir la capacité de production en lait et en viande de la « ferme France ». » et relèvent que les difficultés rencontrées en particulier pour les éleveurs allaitants « remettent en question la viabilité du modèle familial pour ces productions. Les contraintes fortes du métier d’éleveur, associées à des revenus souvent faibles et un niveau élevé d’investissement, suscitent de moins en moins de vocations et menacent l’avenir de l’élevage bovin en France. La baisse, observée ces dernières années, de la collecte laitière et, dans une moindre mesure, des volumes abattus, pourrait s’accélérer avec les départs en retraite massifs d’exploitants d’ici 2030 ». Les auteurs n’ignorent donc pas les enjeux socio-économiques (ils rappellent qu’un emploi direct dans l’élevage bovin contribue à un emploi indirect à hauteur d’1,1 dans la filière bovin lait, 0,8 en bovin viande) mais il semble que le maintien de la capacité de production ne soit malgré tout pas une nécessité pour eux.

 

Car, si on maintient les élevages sous perfusion, c’est dans l’objectif de maintenir le lait et la viande accessible à l’ensemble de nos concitoyens (et, avec la raréfaction de l’offre induite par la baisse du cheptel, on constate que la viande coûte de plus en plus cher), et d’assurer le maintien de nos paysages. Car il nous faut rappeler un point important ignoré des auteurs de ce rapport : toutes les surfaces valorisées par les ruminants ne sont pas convertibles en cultures. Si l’élevage venait à disparaitre, en plus des prairies retournées, de nombreuses surfaces deviendraient des friches non entretenues.

 

 Par ailleurs, la déspécialisation des territoires souhaitée ignore les réalités économiques : pour maintenir des outils nécessaires aux filières, comme des abattoirs, des cabinets vétérinaires, des circuits de collecte et des ateliers de transformation, il faut une densité suffisante d’élevage.

 

La réponse cinglante du Ministère

Alors que bon nombre d’observateurs estiment que la Cour des comptes a dépassé ses prérogatives en se permettant d’inciter ouvertement à la réduction du cheptel, la (sèche) réponse du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire se veut rassurante pour l’élevage. Elle rappelle que le Gouvernement s’est fixé pour objectif de préserver l’élevage sur le territoire français et que l’un des défis majeurs des filières bovines et d’améliorer leur structuration et la valorisation des produits sur le territoire. Cette lettre précise également que la Commission a jugée conforme la déclinaison française de la PAC aux ambitions de l’Union européenne en matière d’environnement et de climat (ce qui pose question sur la légitimité de la Cour des comptes à questionner ce point). Le ministère réfute clairement la proposition d’un accompagnement supplémentaire à la reconversion (« il n’est pas souhaitable de mettre en place à court ni moyen terme un dispositif d’aide à la reconversion de ces élevages ») et ne considère pas que l’adhésion de la France au Global methane pledge implique un engagement à réduire de 30% ses émissions de méthane entérique entre 2020 et 2030. Il ne s’agit en « aucun cas d’un engagement des pays qui la rejoignent à atteindre individuellement cet objectif, et encore moins secteur par secteur ».

 

Conclusion 

A combien d’attaques l’élevage français devra-t-il encore faire face ? Alors que le cheptel et d’ores et déjà en déclin, alors qu’il est difficile de trouver des vétérinaires ruraux, alors que les éleveurs proches de la retraite peinent à trouver des repreneurs, alors que nos élevages sont déjà parmi les plus efficients du monde sur les émissions de GES (et qu’ils continuent à faire des efforts en ce sens !), alors que nos fermes restent majoritairement tournées vers l’herbe et à dimension familiale, les intérêts de nos modèles continuent à être remis en question. 

Les incitations sont contraires et incohérentes. « On veut » des petites fermes, disséminées sur le territoire, avec une consommation basée sur l’herbe et qui émettent peu de méthane, alors que c’est les plus intensives qui sont les plus efficaces sur ce point et que la concentration limite le transport. « On veut » inciter à la consommation de volailles plutôt que de bovins car celles-ci sont moins émettrices de GES, mais les volailles ne valorisent pas les prairies et leur alimentation est en grande partie basée sur les céréales et le soja ; au contraire des bovins et des porcins, elles ont du mal à valoriser d’autres sources de protéines et 44% du tourteau de soja importé leur est destiné. 

Rappelons que sous le seul prisme des GES, l’agriculture biologique a des effets plus néfastes pour le climat que l’agriculture conventionnelle. Il serait donc grand temps que les institutions qui se saisissent de ces sujets les considèrent dans une approche pluridisciplinaire, intégrant également qualité de l’eau, des sols, biodiversité, et économie. La production doit évoluer conjointement à la demande, sous peine de voir se créer des déséquilibres, une offre insuffisante ou excédentaire se traduisant par une évolution conséquente des prix à la consommation et à la production, pénalisant le producteur ou le consommateur. Pour orienter la transition des systèmes, il est indispensable d’orienter la demande en stimulant l’achat de produits vertueux.  

Au-delà de toutes ces considérations sur l’inanité des conclusions de la Cour des Comptes c’est bien l’évolution surprenante du périmètre de ses interventions qui fait craindre qu’elle s’érige comme une magistrature dépassant largement les missions qui lui sont confiées.

Cette tentation qui consiste à juger de tout souverainement et sans aucun contrôle est un risque de dérive souligné par beaucoup dans nos sociétés démocratiques. Autant il convient de se louer de l’indépendance de toutes les juridictions, dont la Cour des Comptes et ses déclinaisons régionales fait partie. Autant il revient à tous les citoyens individuellement et collectivement à travers les organisations professionnelles, les associations, les syndicats et les Think tanks dont nous faisons partie de s’élever contre les empiètements qui fragilisent l’activité économique et affectent l’équilibre social. Ce qui est le cas du rapport que nous venons de commenter.

 

Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies

Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies

 

Le 24 mai 2023

 

[1] https://www.oecd-ilibrary.org/docserver/99d917ab-en.pdf?expires=1681741831&id=id&accname=guest&checksum=898B66FFF75605480AFA2856796A93F1

[2] Le tonnage équivalent carcasse ne correspond pas aux volumes réellement vendus dans les circuits de distribution. La consommation de viande bovine en 2021 correspond à une moyenne de 424 g/semaine en équivalent carcasse, qu’on peut convertir en 280 g/semaine de viande bovine consommée. Pour la consommation de viande porcine, elle est en moyenne de 608 g/semaine en équivalent carcasse qu’on peut convertir en 523 g/semaine de viande porcine consommée. Pour les coefficients de conversion utilisables, voir https://www.franceagrimer.fr/layout/set/ajax/FAQ/VIANDES/Viandes-Que-signifient-les-sigles-poids-vif-poids-mort-tonnes-tec-tpf

[3] https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/download/publication/publie/SynCsm22394/consyn394202207-ConsoViande.pdf

[4] https://agriculture.ec.europa.eu/system/files/2023-04/agricultural-outlook-2022-report_en_0.pdf

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