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« Trop gros pour nous nourrir » : la protection vis-à-vis des monopoles est-elle en passe de devenir un objectif des politiques agricoles et alimentaires ?

Vous trouverez ci-dessous un article paru sur le site de Momagri le 20/11/2017


« Que l’agriculture soit orientée par le marché » tel est le mot d’ordre des différents trains de réforme de la PAC depuis plus de deux décennies : les choix productifs des agriculteurs ne doivent plus être dictés par des décisions administratives mais doivent suivre les « signaux des marchés ». Soit. Mais reste à savoir si les différents marchés aux extrémités de chaque maillon de la chaine agro-alimentaire fonctionnent suffisamment bien pour fournir des signaux de bonne qualité. Or force est de constater, qu’en dépit de la diminution du nombre d’exploitations, le nombre des agriculteurs reste bien plus élevé que celui des acteurs de l’agro-fourniture, de la transformation et de la distribution. Dans ces conditions, est-il permis de douter du système de prix qui, orientant l’agriculture, est sensé traduire les préférences individuelles de l’ensemble des citoyens-consommateurs ? Trois actualités récentes nous permettent de penser que la concentration excessive de certains maillons de la chaine alimentaire est un train d’émerger comme un des thèmes centraux des débats de politiques agricoles et alimentaires.

 

Le rapport d’IPES-Food sur les méga-fusions et la concentration du pouvoir dans le secteur agro-alimentaire

L’International Panel of Experts on Sustainable Food Systems (IPES-Food) vient de publier un rapport sur la concentration excessive dans l’agro-alimentaire intitulé « Too big to feed »1. Ce panel d’experts présidé par Olivier de Schutter, ancien rapporteur spécial auprès des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, s’intéresse principalement aux géants de l’agro-fourniture engagés dans un mouvement de concentration apparemment sans limite. Pour preuve, les rachats et fusions en cours vont conduire aux rapprochements de l’américain Monsanto et de l’allemand Bayer, des américains Dow et de Dupont ou encore du suisse Syngenta et du chinois Chemchina. D’après l’IPES-Food, les trois entreprises qui résulteront de ces mariages représenteront 70% de l’industrie agrochimique. Et des évolutions similaires sont observées dans le machinisme, le négoce ou encore la distribution.

Le rapport pointe les conséquences de cette concentration croissante : standardisation et industrialisation des modes de production, domination économique et politique pour bloquer les transitions, capture de la valeur ajoutée au détriment des revenus agricoles. Si une meilleure organisation des producteurs au sein de coopératives figure parmi les moyens d’atténuer les déséquilibres, l’IPES-Food évoque clairement la possibilité que de nouvelles lois anti-trusts soient maintenant devenues nécessaires pour protéger les agriculteurs comme les consommateurs. Le soutien aux circuits courts et la conception de politiques alimentaires intégrées dans lesquelles la transition des systèmes productifs serait accompagnée et pilotée à partir des besoins d’approvisionnement alimentaire sont également encouragés.

Les marchés de matières premières toujours sujets à manipulation

Le négoce international des matières premières vient de faire encore parler de lui. En l’occurrence le suisse Glencore, très présent sur les produits agricoles – on se souvient des conditions de mise en œuvre de l’embargo russe sur les exportations de céréales en août 2010 – est cette fois-ci sous le feu des projecteurs pour son rôle dans la récente hausse du prix du zinc. Ayant progressivement investi dans ce secteur, à la faveur notamment des prix très bas de ces dernières années, l’entreprise de trading suisse est maintenant créditée de 8% des parts de marché mondiales2, bien plus que tous ses concurrents. En 2015, pour faire face à la baisse des prix, Glencore décide de fermer une partie de ses mines et de retirer 500.000 tonnes du métal des marchés (soit 1/3 de sa production) permettant ainsi à la production mondiale de baisser de 3.5%3. L’effet s’est tout de suite fait sentir : le cours du zinc a grimpé de 90% sur les 12 derniers mois. L’entreprise suisse ayant encore accru sa position sur le marché du zinc par l’achat de parts de l’entreprise Volcan, leader du zinc en Amérique du Sud4, les acteurs des marchés des métaux se trouvent quelque peu déboussolés : s’agit-il d’une manipulation de marché ? Glencore, gros opérateur sur les marchés financiers, a-t-il pu profiter de sa position sur les marchés physiques pour gagner beaucoup sur les marchés à terme en anticipant une hausse qu’il a contribué à alimenter ?

La Commission européenne va-t-elle s’attaquer au monopole de la distribution ?

La troisième actualité concerne plus directement l’Europe et le secteur de la distribution. Dans un discours prononcé à Dublin le 6 octobre dernier, le Commissaire Hogan semble avoir ouvert les hostilités vis-à-vis du secteur européen de la grande distribution qui profite selon lui d’un « super pouvoir » grâce « au double effet de la mondialisation croissante et du haut niveau de concentration au sein de l’Europe ». De la sorte selon Phil Hogan, les supermarchés disposent d’un « levier disproportionné sur les producteurs primaires ». Ce discours s’inscrit dans le cadre de la consultation publique5 lancée récemment sur les pratiques commerciales déloyales et dont on annonce des suites réglementaires du côté communautaire pour 2018. Cela n’est pas sans faire échos aux Etats Généraux de l’Agriculture en France dont la première partie vient de s’achever sur le constat que si les déséquilibres dans les pouvoirs de négociation constituent un véritable problème, les solutions directes pour y remédier ne sont pas simples et passent à minima par une meilleure organisation des producteurs pour peser davantage dans les négociations.

En définitive, dans les trois cas rapportés ici, se pose la question de la place de l’intervention publique vis-à-vis de filières agro-alimentaires qui sont loin de correspondre à des mécaniques bien huilées où les différents maillons s’ajustent de proche en proche pour absorber, en les répartissant équitablement, les chocs externes. Pour reprendre une métaphore routière, l’image d’un véhicule prêt à se désagréger, par rupture des pièces les plus fragiles, à la première bosse serait plus appropriée pour représenter les fonctionnements chaotiques observés au sein des chaines de valeur agro-alimentaires. Ainsi deux voies complémentaires d’amélioration se dessinent : d’une main, il faut renforcer les maillons les plus faibles en les concentrant, tout en réduisant le pouvoir des maillons trop forts pour ne pas porter préjudice à l’ensemble ; de l’autre, il convient de ne pas présumer de la capacité des filières à supporter les à-coups d’un environnement trop chaotique afin de chercher justement à le rendre plus stable par les politiques stabilisatrices idoines. Mais, au final, tout ceci est-il nouveau ou correspond-t-il peu ou prou à la logique qui a prévalu depuis les années 1930 pour faire émerger les politiques agricoles stabilisatrices ? L’Histoire est un éternellement recommencement…

 

Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies
Christopher Gaudoin, Chargé de veille et d’analyse stratégique d’Agriculture Stratégies

 

1 http://www.ipes-food.org/_img/upload/files/Concentration_FullReport.pdf
2 https://www.lesechos.fr/28/03/2017/LesEchos/22413-135-ECH_comment-glencore-galvanise-le-marche-mondial-du-zinc.htm
3 https://www.ft.com/content/81ef467c-a9de-11e7-ab55-27219df83c97
4 https://www.ft.com/content/81ef467c-a9de-11e7-ab55-27219df83c97
5 https://ec.europa.eu/eusurvey/runner/32ee9bcf-1c7f-4681-b236-454686926a9b?draftid=01fa943b-023a-469e-b85e-bb4130fd9a29&surveylanguage=FR

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