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Le multilatéralisme est en crise et le blocage des nominations des juges de l’Organe de Règlement des Différends (ORD) de l’OMC par les Etats-Unis n’en est que la partie émergée. La guerre commerciale en cours constitue une remise en cause majeure de l’ordre international hérité des années 1990. Croire que la situation tient à la personne du Président des Etats-Unis et prendre la Chine comme bouc-émissaire n’est sûrement pas une base propice pour contribuer à redéfinir un nouvel ordre économique international facteur de paix. La crise de l’OMC est un révélateur important pour l’Union européenne elle-même : leurs trajectoires ont été en partie communes depuis trois décennies, que ce soit sur la Politique Agricole Commune (PAC) mais aussi la politique de développement et bien sûr la politique commerciale.
Le commerce est un moyen et non une fin. La prééminence de l’OMC sur les autres institutions internationales n’est pas opportune si l’on veut s’adresser aux défis du 21ème siècle comme la sécurité alimentaire, le changement climatique, la protection des ressources naturelles, les phénomènes migratoires et les déséquilibres macro-économiques. La forme de supranationalité qu’a atteint l’OMC avec l’ORD interroge aussi les principes démocratiques. La coopération internationale est plus que jamais nécessaire mais la création de l’OMC a institutionnalisé la concurrence généralisée comme aboutissement de la gouvernance de l’économie mondiale par l’effacement des Etats-Nations.
Alors que le cycle de Doha bute sur les sujets agricoles depuis plus de 10 ans, les bases de négociation sont toujours peu ou prou les mêmes. La crise alimentaire de 2007/08 a conduit à une remise en cause profonde de la discipline de l’OMC en matière agricole et un renforcement des politiques agricoles partout dans le monde. Pour autant la volatilité structurelle des marchés agricoles et les moyens de la réduire ne sont toujours pas un sujet à l’OMC. Le changement climatique imposerait pourtant de relégitimer le stockage public, mais cet attribut central de la sécurité alimentaire est toujours considéré comme illicite en dépit des efforts de l’Inde pour le réhabiliter.
Sur la base de ce constat, nous recommandons :
- de poser comme principe que le multilatéralisme doit avant tout permettre de faire émerger des coopérations entre Etats souverains dans l’optique de construire les nouveaux équilibres d’un monde plus multipolaire que jamais. Cela suppose de dépasser le logiciel actuel basé sur la concurrence et la supranationalité. Penser la mondialisation comme l’unification d’une économie-monde par la négation des Etats-Nations aura été une erreur;
- de réétablir une hiérarchie entre les Etats et les entreprises. Les choix démocratiques ne peuvent être remis en cause au nom de la protection d’intérêts particuliers, aussi conséquents soient-ils. La décision récente des Etats-Unis de vider de son contenu le tribunal arbitral Etat-investisseur suite à la renégociation de l’ALENA va dans ce sens ;
- de remettre en cause la croyance dans les vertus régulatrices de l’ajustement par les prix. Qu’ils s’agissent des surcapacités de production d’acier et d’aluminium ou des déséquilibres macro-économiques, il faut voir dans la stratégie américaine à l’œuvre actuellement le volontarisme d’agir là où les mécanismes de marché montrent leurs limites. L’équilibre des marchés internationaux doit être vu comme un bien commun qui nécessite des coopérations actives entre leurs principaux protagonistes ;
- d’encourager les accords pluri-latéraux en remettant en cause le principe de non-discrimination afin de donner aux pays volontaires pour des coopérations un avantage par rapport aux autres. Il s’agit de pouvoir discriminer les produits selon les modes de production. Forte de son marché intérieur, l’Union européenne dispose d’un pouvoir important pour initier ce type de coopération ambitieuse afin d’engager les transformations que réclament les défis du 21ème siècle, et en premier lieu la lutte contre le changement climatique ;
- de repositionner l’OMC d’égal à égal avec les autres institutions internationales, voire d’œuvrer à sa réforme pour la placer dans le champ des institutions Onusiennes, afin d’en faire une organisation propice au dialogue, à la recherche de conciliation et à la structuration de coopérations commerciales stabilisatrices et durables.
Sur les questions spécifiquement agricoles, nous recommandons :
- d’appeler l’OMC à faire de l’Agenda 2030 des Objectifs de Développement Durable son programme de travail. On doit s’y intéresser au fonctionnement réel des marchés agricoles pour considérer les politiques publiques comme le moyen de corriger les principales défaillances de marché. Les prix des transactions internationales ne correspondent pas à leur niveau d’équilibre, mais le plus souvent à des prix de dumping;
- de réhabiliter les accords sur produits de base et la Chartre de la Havane qui ont permis le développement des échanges jusqu’au début des années 1980. Les accords sur produits de base constituent des exemples aboutis de coopération internationale pour sécuriser les échanges internationaux ;
- de favoriser les stratégies de développement basées sur l’agriculture afin de répondre aux défis démographiques, migratoires, de sécurité alimentaire et de changement climatique, en particulier au bénéfice des pays africains ;
- de créer un Conseil de sécurité alimentaire mondial rattaché à l’ONU pour organiser la concertation, notamment au sein des différentes agences et organisations internationales, et préparer les coopérations internationales relatives à l’agriculture et l’alimentation.
La volonté de la Chine d’intégrer l’agriculture dans les négociations sur les limites au dumping et le bras de fer entre Européens et Américains à propos des aides découplées sur les olives de table espagnoles sont en passe de faire entrer de plain-pied les sujets agricoles dans la guerre commerciale. La pression va s’intensifier sur l’Union européenne mise devant ses contradictions : d’un côté, elle se voit en chantre du multilatéralisme ; de l’autre, elle préfère le confort de règles à son avantage mais attaquées de toutes parts. Aussi pour éviter de se retrouver dans les cordes sur les sujets agricoles, elle n’aura pas d’autre choix que d’appeler à une remise à plat des règles multilatérales et à montrer la voie en engageant une nouvelle trajectoire de réformes de la PAC. A défaut de regagner une autonomie stratégique entre les géants américains et chinois, c’est le projet européen lui-même, et en particulier la principale politique communautaire intégrée, qui sont en danger.
La crise du multilatéralisme constitue un défi majeur pour l’Europe politique qui n’aura d’autre alternative que de construire sa souveraineté économique ou, dans la désunion, de se faire imposer un nouvel ordre économique par les Etats-Unis et la Chine.