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Contractualisation en viande bovine

Quand la filière joue les crash tests face aux limites d’un système imparfait

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Cette analyse porte sur les conséquences de la contractualisation obligatoire pour la filière bovine, et aborde notamment les conséquences des différents types de contrats, rural vs commercial, qui lieront les acteurs de la Filière bovine dans le cadre de la loi EGALIM 2. Ces contrats induisent des engagements différents notamment en matière de durée, et les spécificités liés à la viande risquent de placer le 1er acheteur dans une situation économique délicate. Cet article met aussi en avant les risques de fuite vers les exutoires oubliés (ou prévus ?) par la loi, via des structures qui ne sont pas concernérs par les obligations contractuelles prévues par Egalim, ce qui, in fine, compromet l’efficacité recherchée.

L’article est disponible via Terre-Net sur :

 https://www.web-agri.fr/contractualisation/article/204315/la-filiere-joue-les-crash-tests-face-aux-limites-d-un-systeme-imparfait

 

 La nouvelle loi Egalim rentre en application cet hiver, avec l’objectif de renverser la construction du prix final, qui sera défini à partir du prix payé au producteur, sur lequel viendront s’ajouter les coûts de l’aval. De ce principe découle un certain nombre de questionnements sur l’applicabilité de cette loi et ses conséquences pour l’ensemble de la filière bovine, qui ont été évoquées lors d’une conférence organisée par Interbev Auvergne Rhône Alpes le 1er décembre dernier. Les échanges ont permis de faire apparaitre les limites de cette règlementation qui s’apprête à se confronter aux réalités du marché de la viande bovine.

La contractualisation écrite obligatoire, un bouleversement pour la filière

Point phare de la loi Egalim 2, les contrats écrits entre un producteur et son premier acheteur deviennent une obligation. Ils doivent (entre autres) permettre de définir une formule de prix qui tienne compte notamment d’un indicateur portant sur les coûts de production, un volume total de produits vendus sur 3 ans, et une qualité donnée. Un bouleversement pour la filière bovine, puisque le taux de ventes faisant l’objet d’une contractualisation entre l’amont et l’aval de la filière est actuellement de moins de 2%[1].

Cette obligation vise à permettre d’améliorer la visibilité sur les volumes mis en marchés et à atténuer la volatilité des prix, alors que le CEP relève que « 95 % des ventes de gros bovins se font selon un marché de type spot, en prix et en volume, y compris l’essentiel des ventes sous statut coopératif » [2]. La filière est donc habituée à adapter les ventes en fonction des prix des marchés, avançant ou reculant la sortie des animaux selon les opportunités et les capacités des trésoreries des éleveurs, mais en conservant une logique de flux poussés, basée sur l’offre plus que sur la demande. Les éleveurs sont donc tributaires des prix de marché, un quart des bovins allaitants vifs étant exportés (principalement sous forme de broutards vers l’Italie pour y être engraissés).

La faible part de contractualisation porte actuellement sur des produits à plus forte valeur ajoutée comme en Label Rouge, où les contrats écrits sont obligatoires depuis 2019. Pourtant, alors qu’ils ne portent que sur une durée d’un an, ils sont encore loin d’être devenus une réalité (seule une vingtaine a été signée entre les différents acteurs de la filière, toutes échelles confondues). Cette démarche, qui présente des fortes similarités dans les objectifs avec la loi Egalim (création de valeur en répondant mieux aux attentes du consommateur, assurer une rémunération correcte des acteurs) et qui fournit au consommateur des réponses attentives à ses préoccupations via un cahier des charges clair[3], a encore du mal à décoller. Est-ce que l’obligation de contractualisation assortie des sanctions prévues par la loi Egalim pourront permettre de parvenir à une coopération effective entre les différents maillons de la filière ?

Malgré la contractualisation, le risque de volatilité des prix perdure

La loi Egalim vise à mieux rémunérer l’agriculteur, et prévoit une révision automatique du prix payé au producteur selon les indicateurs convenus dans la formule de prix, qui évoluera pour certaines filières dont la viande bovine au sein de bornes (prix plancher, prix maximal), définies également dans ce premier contrat. Mais toute l’efficacité de cette action dépendra :

  • de la pondération affectée à ces indicateurs : quelle part du prix affectée à la qualité, quelle part au coût de production, quelle part au prix export ?
  • des bornes de prix, qui, si elles sont très larges, risquent d’être totalement inefficaces.

La capacité à négocier de chaque partie sera donc déterminante. Si cette capacité à négocier est renforcée par l’adhésion à une structure collective pour les producteurs, en viande bovine, seul un tiers des éleveurs adhère à une organisation de producteurs (OP) commerciale (type coopérative), et 20% à une OP non commerciale. La moitié d’entre eux n’adhère donc pas à ce type de structure et vend en direct à des négociants.

Les éleveurs souhaitent obtenir une formule de prix qui permette de couvrir en permanence leurs coûts de production, argumentant sur la baisse des effectifs bovins et la baisse du nombre d’exploitations, qui remet en question la pérennité du modèle familial. Néanmoins, il faudra que cette formule de prix puisse également permettre de traduire la valorisation de la carcasse, liée à la race, la conformation, et l’adéquation avec la demande du marché.

De l’élevage à la distribution, deux cadres contractuels différents : le code rural et le code de commerce, source de déséquilibres au sein de la filière

Les contrats entre un agriculteur et son premier acheteur relèvent du code rural[4], et ceux acteurs de l’aval relèvent du code du commerce[5]. Cette nuance implique des obligations différentes : ainsi, le premier acheteur et l’éleveur doivent se mettent d’accord sur une formule de prix et un volume total pour une durée de 3 ans, et le premier acheteur doit se mettre ensuite d’accord avec un transformateur ou un distributeur pour une durée d’un an (minimum). Dans ces contrats entre acteurs de l’aval, la nouvelle loi Egalim rend le prix de la matière première agricole non négociable. Le premier acheteur, et les industriels qui travailleront le produit ensuite, pourront rogner sur leurs marges propres liées au transport ou à la transformation, mais en aucun cas descendre sous le prix payé au kilo au producteur.

Figure 1 : Schéma simplifié des relations contractuelles impactées par la loi Egalim 2, source Agriculture Stratégies

Il nous faut rappeler que pour une bête vendue, l’ensemble de la carcasse ne peut être valorisé. Le rendement moyen en viande d’une carcasse de gros bovin est de 68%. Quand le kilo de carcasse est payé 1€ plus cher à l’éleveur, le transformateur doit donc répercuter en moyenne 1,47€ par kg de viande à l’aval. Le transformateur doit trouver des marchés qui lui permettent de valoriser l’ensemble de la carcasse. Les morceaux arrière, à griller, sont davantage appréciés par le consommateur, et il est donc plus difficile d’écouler les morceaux avants, à faire bouillir. La vente de cette partie de l’animal dépend notamment des appels d’offre des collectivités que pourra décrocher le transformateur ou de la viande hachée, concurrencée par les approvisionnements en bovins laitiers. Cette notion « d’équilibre carcasse » est importante, et les prix varient en fonction de la saisonnalité : une entrecôte coûte plus cher en été qu’en hiver.

De ces considérations naissent un certain nombre de préoccupations pour les transformateurs. Le prix de la matière première n’est pas négociable dans un contrat entre un premier acheteur et aval, mais le transformateur achète des carcasses et revend des morceaux à des prix très variés, qui changent selon la période de l’année. Dès lors, comment le transformateur peut-il estimer le coût de la matière première de son faux-filet ? Dans ces contrats portant sur une durée de 3 ans, impossible en effet de définir la quantité de morceaux avants ou arrières qui seront issus des bêtes vendues par l’éleveur, et de convertir ainsi des carcasses en entrecôtes. De même, dans un contrat qui inclut des points liés à la qualité, comment définir 3 ans à l’avance la conformation que prendra un veau, son sexe, son état d’engraissement au moment de sa sortie ? Pour être rentables, les abattoirs ont besoin d’atteindre un certain niveau d’approvisionnement, qui va nécessiter une contractualisation sur d’importants volumes que les acteurs de l’aval n’auront pas la certitude de pouvoir écouler.

Les contrats en cascade et leurs conséquences : des prix français déconnectés des prix de marché et de multiples exutoires

Alors que la filière avait pour habitude de s’adapter aux marchés, conduisant à un manque total de visibilité sur le prix payé au producteur, qui devait attendre de recevoir son bon de livraison pour connaitre le prix payé pour ses bêtes, la contractualisation change la donne. Le système de contrats en cascade avec sanctuarisation de la matière première vise à bâtir le prix de la denrée finale sur la base du prix payé à l’éleveur. Le prix de la matière première, non négociable de contrat en contrat, va donc être le socle du prix final, et sera lié, au moins en partie, aux coûts de production, dans l’esprit des EGA.

Mais qui acceptera d’acheter ces produits vertueux lorsque les cours de la viande vont diminuer ? La loi Egalim risque de mettre les acheteurs primaires dans une position bien délicate. Si au cours des 3 ans qui régissent le premier contrat validé entre agriculteur et premier acheteur, les prix viennent à évoluer fortement à la baisse, le premier acheteur pourra donc avoir du mal à écouler sa marchandise payée à un prix plus élevé au producteur, qui l’engage pour des volumes sur 3 ans, puisqu’il ne pourra pas baisser ses propres prix de vente au-delà d’un certain seuil (lié à l’obligation de sanctuarisation de la matière première).

Cette volonté de gestion anticipée des volumes mis en marché via la contractualisation va nécessairement se heurter à la réalité d’un marché français ouvert. Alors que la viande est un produit périssable, qu’il sera nécessaire de pouvoir écouler rapidement, ces abatteurs/transformateurs vont ainsi devoir faire face à un risque de substitution de la viande bovine française par des importations ; 20% de la viande bovine consommée en France est déjà importée. En théorie, la loi Egalim est supposée s’appliquer pour tout produit agricole livré sur le sol français à son premier acheteur, et par ricochet, aux produits alimentaires, mais en pratique, l’obligation de contractualisation relevant de la législation française, la DGCCRF reste évasive sur l’applicabilité du droit français aux contrats internationaux[6].

Enfin, la filière viande bovine est dépendante de ses marchés d’export, sur lesquels les obligations de la loi Egalim vis-à-vis des acheteurs de l’aval ne s’appliqueront pas, laissant libres les premiers acheteurs de vendre les bovins au prix du marché…au risque de perdre de l’argent sur leurs volumes contractualisés.

Les marchés de gros et les grossistes sont également exemptés du périmètre de cette loi, ce qui permet aux premiers d’acheter les bêtes sans aucune obligation contractuelle, et aux seconds de s’affranchir de la non-négociabilité de la matière première agricole. Des exutoires de choix prévus donc par la loi Egalim, qui risquent de rendre caduc le dispositif de ruissellement de la valeur.


Figure 2 Schéma simplifié des relations contractuelles impactées par la loi Egalim 2 et des stratégies de contournement envisageables, source Agriculture Stratégies

Cette nouvelle loi Egalim ne sera sans doute pas la dernière. La volonté de rémunérer le producteur à sa juste valeur ne peut s’accorder avec celle de maintenir une alimentation à bas coûts au sein d’un marché ouvert, et questionne le consentement à payer du consommateur, ainsi que l’importance de l’origine. Les changements induits par cette loi risquent de mettre dans une position délicate une industrie agroalimentaire française déjà fragile, qui va devoir supporter seule le manque de visibilité des marchés en s’étant engagée sur l’achat de volumes sur 3 ans. Or, si la production française se retrouve privée d’aval, la reconquête du marché intérieur et la création de valeur ajoutée ne pourra aboutir.

La question se pose ainsi : au sein d’un marché concurrentiel et ouvert sur l’extérieur, peut-on rigidifier les prix amont sans réguler la chaîne de transformation/distribution en aval ? Mettre en place cette régulation nécessiterait d’introduire à la fois protectionnisme et contrôle des prix, or c’est contraire aux principes de l’économie libérale et de l’Union Européenne. Dès lors, quelles solutions ?

Deux options sont sur la table. D’une part, une mise en œuvre rigide des principes de cette loi, au travers d’une formule de prix évoluant dans un tunnel de prix restreints, qui permette d’atténuer fortement la volatilité des prix et rémunérer la production, au risque de fragiliser l’aval. D’autre part, une mise en œuvre flexible, qui considère cette loi comme un guide de négociation, et qui ne modifiera pas l’équilibre des relations commerciales, à l’image de la première loi Egalim. La troisième voie reste à trouver, mais ne pourra pas être mise en œuvre sans une augmentation des prix à la consommation. La filière viande bovine, première à éprouver les effets de cette nouvelle loi et de l’expérimentation du tunnel de prix, risque ainsi de jouer les crash tests.

Jacques Carles, Président d’Agriculture Stratégies
Alessandra Kirsch, Directrice des études d’Agriculture Stratégies

Le 15 décembre 2021

 

[1] https://www.auvergne-agricole.com/les-eleveurs-allaitants-mettent-la-pression-sur-le-gouvernement

[2] Centre d’études et de prospective, Analyse No 168 – Août 2021 https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/download/publication/publie/Ana168/Analyse_1682108.pdf

[3] Qui englobe différents items comme une durée de pâturage de minimum de 6 mois, une durée de maturation de la viande, une alimentation sans OGM et sans huile de palme, la prise en compte du bien-être animal

[4] Dont les modalités sont définies au sein de l’article L631-24

[5] Dont les modalités sont définies au sein de l’article L441-1-1

[6] https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/dgccrf/concurrence/relations_commerciales/Lignes-directrices-indicateurs-V-DGCCRF-BRESE-24juillet20.pdf

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