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Prix agricoles : l’OCDE persiste dans l’erreur

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Comme chaque année à l’approche de la trêve estivale, l’OCDE a publié ses prévisions quant à l’évolution des prix agricoles, et comme chaque année, elle annonce une quasi-stabilité des prix pour les dix prochaines années. Alors que l’examen rétrospectif de ces prévisions montre leurs limites, pourquoi l’OCDE persiste-elle dans l’erreur ? Elle semble s’obstiner à utiliser des modèles d’équilibre général qui, par définition, ne prennent en compte aucune des sources d’instabilité des marchés agricoles. Cela est d’autant plus regrettable que par la Commission européenne continue d’utiliser ces prévisions pour piloter la Politique Agricole Commune.

Les perspectives de l’OCDE sur l’évolution des marchés internationaux de matières premières agricoles pour la période 2019-2028 ont été rendues publiques en juillet dernier. Sans surprise, des prix stables sont annoncées pour toutes les productions (figure 1 ci-dessous). Les variations sont à ce point faibles qu’elles sont inférieures à l’inflation anticipée autour de 2% : en valeur réelle il s’agit de légères baisses, alors qu’en valeur nominale, ce sont des légères hausses.

Figure 1 : Evolution à moyen terme des prix des produits agricoles, source OCDE

La stabilité annoncée pour les 10 prochaines années tranche avec l’évolution des prix observés sur la période récente où les principaux produits agricoles ont connu des variations fortes à la hausse puis à la baisse comme le montre la partie gauche de la figure 1. Des variations de plus de 30% d’une année sur l’autre sont fréquemment été observées, ce qui est très important pour des indices annuels agrégés.

Peut-on réellement croire que les marchés internationaux agricoles puissent devenir aussi stables ?

L’examen des précédentes prévisions offre un élément de réponse important. Les figures 2 et 3 proposent une compilation des prévisions de prix (en nominal) pour le blé et le sucre brut remontant jusqu’au début des années 2000. En noir, on représente les prix moyens annuels observés et en couleur les prévisions, année après année.

Figure 2 : Comparaison des projections de l’OCDE et de l’évolution réelle des prix du blé

Figure 3 : Comparaison des projections de l’OCDE et de l’évolution réelle des prix du sucre brut

Au regard des prévisions antérieures, la robustesse de ces travaux laisse pour le moins à désirer. Sans entrer dans les détails méthodologiques, il apparait en effet que le modèle utilisé pour faire ces simulations, le modèle Aglink-Cosimo, n’a toujours pas connu d’évolution lui permettant de représenter la volatilité structurelle des marchés agricoles.

Un logiciel erroné

Les modèles d’équilibre général sont, comme leur nom l’indique, bâtis sur l’hypothèse que le jeu de l’offre et de la demande permet aux marchés d’être stables et aux prix d’être à leur niveau d’équilibre, c’est-à-dire le niveau des coûts de production marginaux. De la sorte, ces modèles sont incapables de prendre en compte les chocs sur l’offre (sécheresse, panique alimentaire, entre autres) ni même les rigidités de l’économie agricole (temps incompressible entre les choix de production et la récolte, présence de coûts fixes qui limitent la réactivité de l’offre à une baisse de prix, etc.). Tout se passe en effet comme si tous producteurs (et les consommateurs) étaient omniscients et adaptaient leurs choix de production par anticipation de l’ensemble des décisions – forcément rationnelles – des autres producteurs (et consommateurs).

Des modèles ont été développé pour mieux représenter le fonctionnement chaotique des marchés agricoles comme notamment le modèle Momagri1 désormais inclus dans le savoir-faire d’Agriculture Stratégies ou le modèle ID3 développé par Jean-Marc Boussard2. Ces initiatives ont pourtant montré que les sources d’instabilité pouvaient être intégrées, mais on ne peut que constater que le modèle Aglink-Cosimo de l’OCDE reste étranger à ces évolutions. Pourquoi persister dans l’erreur alors même que les perspectives constituent l’une des principales productions de l’OCDE ?

Que sert l’OCDE ?

L’OCDE est une organisation internationale dont la mission première est de conseiller ses membres, les pays ‘riches’, sur les politiques à mener. La Commission européenne, par exemple, reprend ces prévisions sur l’évolution des prix internationaux pour bâtir ses propres prévisions. On a pu montrer que les préconisations de l’OCDE en matière agricole reposaient sur la croyance dans l’autorégulation des marchés et, par conséquent, seules les mesures de politiques publiques visant à internaliser les externalités environnementales sont justifiées à ses yeux. Et, force est de constater que le logiciel de l’OCDE n’a pas vraiment évolué depuis la crise alimentaire de 2007/08 alors même que la majorité des pays suit un chemin inverse en renforçant leurs politiques agricoles, à l’exception notable de l’Union européenne.

L’utilisation du modèle Aglink-cosimo sert visiblement un projet politique visant à poursuivre le démantèlement des politiques agricoles, voie que l’UE est de fait la seule à suivre. Ceci est d’autant plus regrettable que ce logiciel est celui qui explique le blocage du cycle de Doha et la crise du multilatéralisme depuis la crise alimentaire de 2007/08. Sous couvert de technique et de science, on assiste donc à ce que certains sociologues nomment la fabrique de l’ignorance : en rester au seul modèle de l’équilibre général – que ce soient pour les prévisions de prix ou les préconisations de politiques agricoles – s’apparente en fait à une forme d’obscurantisme qui voudrait que les marchés agricoles soient stables et que les politiques agricoles stabilisatrices soient au mieux inutiles.

Une insoutenable légèreté

Enfin, il convient de relever que l’OCDE explique dans les commentaires qui accompagnent ses prévisions que la poursuite du progrès technique en agriculture va continuer à faire baisser les coûts de production et donc les prix. Les niveaux prix actuels sont ainsi présentés comme relevant de la normale, alors même qu’aucun élément dans ce rapport n’apparait sur le niveau des coûts de production, le revenu des agriculteurs ou une quelconque caractérisation d’une situation de crise de surproduction agricole. Si les prix sont en apparence plus stables sur les 3 ou 4 dernières années, c’est qu’ils sont revenus à leur niveau de dumping, c’est-à-dire le niveau de prix à l’export des quelques acteurs les plus compétitifs mais pourtant insuffisants pour satisfaire la demande.

Dans le rapport analogue de 2016, on avait déjà pu voir une prise de distance de l’OCDE avec le « discours des neufs milliards de bouches à nourrir à l’horizon 2050 », discours qui avait pourtant tourné à plein pour expliquer les hausses des prix observées entre 2007 et 2012. Maintenant, la page semble être totalement tournée et on nous ressert la tendance structurelle à la baisse des prix agricoles, alors même que le changement climatique constitue une véritable épée de Damoclès. Aussi si l’OCDE se refuse à considérer la volatilité, son analyse du fonctionnement des marchés relève de la frivolité ou de l’insoutenable légèreté pour reprendre l’analyse de Jean-Christophe Kroll à propos de la façon dont les économistes considèrent les politiques agricoles.

Quitte à jouer les Cassandre, nous prenons date. Si les stocks de céréales sont bien plus hauts qu’ils n’ont été au moment de la crise alimentaire de 2007/08, c’est à mettre au crédit des politiques alimentaires chinoises et indiennes qui cherchent à se protéger d’un nouvel épisode de tension et privilégieront leurs populations telle la fourmi de Lafontaine. Aussi, dans les deux ou trois prochaines années, nous ne sommes pas à l’abri d’une sécheresse comme celle qui toucha les pays de la Mer noire en 2010 ou les Etats-Unis en 2012. Et vu l’accroissement du déficit alimentaire africain, un nouvel emballement spéculatif des marchés internationaux et de nouvelles émeutes de la faim ne sont pas à exclure. Dix années après la crise alimentaire de 2007/08, un constat s’impose : la communauté internationale reste frappée d’inertie et la sécurité alimentaire relève surtout de la volonté individuelle d’Etats, mis à part pour le riz où une coopération internationale a pu émerger à l’initiative de la Chine. L’OCDE nous expliquera peut-être à nouveau qu’il faut éviter le gaspillage, limiter les obstacles à l’exportation et surtout laisser les signaux du marché s’exprimer pour que l’offre répondre à la demande. La boucle sera bouclée et l’OCDE aura alors achevé de se disqualifier sur ces sujets.

 

Frédéric Courleux, Directeur des études d’Agriculture Stratégies

 

1 Pour une présentation du modèle Momagri : https://content.iospress.com/articles/risk-and-decision-analysis/rda22

2 Pour une présentation du modèle ID3 et son utilisation : https://agriculture.gouv.fr/ministere/analyse-de-limpact-de-scenarios-de-liberalisation-des-echanges-agricoles-internationaux

 

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